mercredi 30 janvier 2008

Soufisme et connaissance

1 : "De l'affirmation de la Connaissance."

Des vertus du silence et du bavardage (ce qui vaut aussi pour ce blog ) : "Les sages aspirent à savoir, et les sots à raconter." Anas ibn Malik.

Dans ta face : "Un individu, qui désirait passer pour instruit et orthodoxe, mais, qui, en réalité, était dépourvu de connaissance et de religion, me dit une fois, au cours d'un débat : "Il y a douze sectes hérétiques et l'une d'elles se trouve parmi ceux qui professent le soufisme (mutasawwifa)." Je répondis : "Si une secte nous appartient, onze vous appartiennent, et les soufis peuvent mieux se protéger d'une seule secte que vous ne le pouvez de onze."

2 : De la pauvreté.

"Histoire : Un derviche rencontra un roi ; le roi dit : "Demande-moi une faveur." Le derviche répondit : "Je ne demanderai pas une faveur à l'un de mes esclaves." - Comment cela ? dit le roi. Le derviche dit : "J'ai deux esclaves qui sont tes maîtres : la cupidité et l'attente."

"L'auteur dit : J'ai entendu dire que Abû-l-Qâsim Qushayrî - Dieu lui fasse miséricorde ! - a dit : "Les gens ont beaucoup parlé de la pauvreté ou de la richesse et ont choisi l'une ou l'autre pour eux-mêmes, mais je choisis l'état, quel qu'il soit, que Dieu choisit pour moi et en lequel Il me garde ; s'Il me garde riche, je ne serai pas oublieux, et s'Il désire que je sois pauvre, je ne serai pas envieux ni révolté." La richesse et la pauvreté sont toutes deux des dons divins : la richesse est corrompue par l'oubli, la pauvreté par la convoitise. Ces deux conceptions sont excellentes, mais elles diffèrent dans la pratique. La pauvreté est la séparation du coeur de tout ce qui est autre que Dieu ; et la richesse est la préoccupation du coeur pour tout ce qui ne peut être qualifié. Quand le coeur est purifié, la pauvreté n'est pas meilleure que la richesse ni le contraire. La richesse est l'abondance des biens terrestres et la pauvreté est l'absence de ces biens ; tous les biens appartiennent à Dieu : quand le chercheur renonce à la propriété, l'antithèse disparaît et les deux termes sont transcendés."

(Auto ?)moquerie subtile sur les cartes routières des voies et des maqams :

"Quelle tâche sans fin et quelle route difficile ! Les mortels ne deviennent jamais éternels pour être unis à Lui ; les éternels ne deviennent jamais éternels, pour approcher de Sa présence. Tout ce que les amoureux font et subissent n'est que mise à l'épreuve ; mais, afin de se consoler, ils ont inventé un langage qui sonne bien et ils ont énuméré des "stations" et des "étapes" et un "sentier."

Principe fondateur de la Voie du Blâme : fuir les louanges. Même si vous êtes loués pour ce que vous êtes, c'est déjà mieux qu'être loué sans mérite, mais ça reste pas grand-chose, au fond... On peut mieux faire :

"L'homme le plus vil est celui dont on croit qu'il est soumis à Dieu, mais qui en réalité ne l'est pas ; et le plus noble est celui dont on ne croit pas qu'il est soumis à Dieu, mais qui en réalité l'est."

Ce qui confirme cette intuition que le derviche, l'errant, doit aboutir à ce que la route le parcourt, lui, et non plus qui parcourt la route :

"L'état de derviche, dans toutes ses significations, est une pauvreté métaphorique et, au sein de tous ses aspects subordonnés, il se trouve un principe transcendant. Les mystères divins vont et viennent sur le derviche, de sorte que ses affaires sont acquises par lui-même, ses actions attribuées à lui-même, et ses idées attachées à lui-même. mais quand sont libérées ses liens des affaires de l'acquisition, ses actions ne sont plus attribuées à lui-même. Alors il est la Voie, non le voyageur, c'est-à-dire, le derviche est un lieu sur lequel quelque chose passe, non un voyageur suivant sa propre volonté. Il ne tire rien vers lui-même, ni ne s'écarte de lui-même : tout ce qui laisse trace sur lui appartient à l'essence."

3 : Du soufisme.

"le chercheur de phénomènes est aussi un chercheur de soi-même; et son action provient de lui-même et par lui-même et il ne peut trouver aucun moyen pour échapper à lui-même." D'où nécessité de "fermer les yeux au monde phénoménal".



4 : Du port des frocs rapiécés

"il ne peut y avoir qu'un seul champion dans une multitude, et dans chaque secte les adeptes authentiques sont rares."

"Pour le véritable mystique, il n'y a pas de différence entre le manteau porté par les derviches et celui (qabâ) porté par les gens ordinaires."

"Les soufis sont trop grands pour avoir besoin d'un vêtement qui les distingue."


La cible favorite de Hujwirî ? Les soufis eux-mêmes, du moins ceux qui prétendent l'être et paradent dans leurs guenilles comme des paons :


"La muraqqa'a doit être coupée en vue des aises et de la légèreté, et quand l'étoffe originelle est déchirée, il faut y ajouter une pièce. Certains disent qu'il n'est pas convenable de coudre la pièce finement et soigneusement, et que l'aiguille doit être piquée à travers le tissu au hasard, et qu'il ne faut prendre aucune peine. D'autres disent que les points doivent être droits et réguliers, et que la pratique des derviches impose de maintenir les points droits et de soigner la couture ; car une pratique ferme témoigne de principes solides.


Or, moi, Alî ibn 'Uthmân al-Jullabî, j'ai interrogé le grand sheykh Abû'l-Qâsim Gurganî à Tûs, disant : "Quelle est la moindre chose nécessaire pour un derviche afin qu'il puisse devenir digne de la pauvreté ?" Il répondit : "Un derviche ne doit pas posséder moins que ces trois choses : tout d'abord, il doit savoir comment coudre une pièce correctement ; deuxièmement, il doit savoir comment écouter correctement ; troisièmement, il doit savoir comment poser son pied sur le sol correctement." Un certain nombre de derviches étaient présents avec moi lorsqu'il prononça ces paroles. Dès que nous arrivâmes à la porte, chacun d'eux se mit à appliquer ces mots à son propre cas, et quelques ignorants s'en emparèrent avec avidité. "Cela, s'écrièrent-ils, c'est vraiment la pauvreté", et la plupart d'entre eux se hâtaient pour coudre des pièces élégamment et pour poser leurs pieds sur le sol correctement ; et chacun d'eux s'imaginait qu'il savait comment écouter des propos concernant le soufisme."


"Le shaykh Muhammad ibn Khafîf porta un vêtement de lainage grossier (palâs) durant vingt années, et chaque année il avait coutume de se livrer à quatre jeûnes d'une durée de quarante jours (chilla) et, tous les quarante jours, il rédigeait un ouvrage sur les mystères des sciences des vérités divines. De son temps, il y avait un vieil homme, l'un des adeptes instruits dans la Voie (tarîqa) et la Vérité (haqîqa), qui résidait à Pars dans le Fars et était appelé Muhamamd ibn Zakariyya. Il n'avait jamais porté une muraqqa'a. On demanda au shaykh Muhammad ibn Khafîf : "Qu'implique le port d'une muraqqa'a et qui est autorisé à s'en vêtir ?" Il répondit : "Cela implique les obligations remplies par Muhammad ibn Zakariyya dans sa chemise blanche, et le port d'un tel habit lui est permis."

Hujwirî, Somme spirituelle, I, Soufisme et connaissance, trad. Djamshid Mortazavî

vendredi 25 janvier 2008

Ô Envoyé de Dieu, laisse-moi dormir !


Un des hadiths qui peut donner raison aux ismaéliens sur la supériorité de la walayat d'Ali sur la nobowwat mohammadienne est celui-ci :

"On tient de 'Alî cette anecdote : Le Prophète vint le trouver de nuit, lui et Fâtima, tandis qu'ils dormaient. "Pourquoi ne priez-vous pas ?" leur demanda-t-il. Alî eut cette réponse : "Tu as dit, Envoyé de Dieu, que nos âmes sont dans la main du Très-Haut : s'Il veut les réveiller, Il le fera !" Le Prophète se retira. Quand il partit, je l'entendis se frapper la cuisse en disant : "L'homme est le plus querelleur des êtres" (Coran, XVIII, 54).
ça n'a l'air de rien, et ce vertueux sunnite d'al-Ghazalî n'en était sans doute pas conscient, mais c'est toute l'ironie de la haqiqat vs shariat qui s'exprime, soit ésotérique contre pratique exotérique.
Temps et prières : Prières et invocations extraits de l'Ihya ulum al-Dîn, Al-Ghazâlî : "La prière de demande", trad. Pierre Cuperly

mercredi 23 janvier 2008

Les prières de circonstances

A la fin de son chapitre sur la du'a (prière de demande), Al-Ghazâlî indique quelques prières de circonstance qu'il est recommandé de réciter. Il en est d'assez savoureuses :

"Si tu vois dans la mosquée, quelqu'un faire du trafic, dis-lui :
-Que Dieu ne fasse pas fructifier ton commerce !"

Si tu y vois quelqu'un à la recherche d'une brebis, tu diras :
- Que Dieu ne te la rende pas ! C'est l'Envoyé de Dieu qui l'ordonne.

Lorsque le vent soufflera, tu repartiras tu diras :
-Mon Dieu,
Je Te demande le bienfait de ce vent, le bienfait de ce qu'il apporte avec lui, le bienfait que Tu envoies grâce à lui. Préserve-nous de ses méfaits, des méfaits qu'il apporte avec lui et que Tu envoies par lui.

Si les oreilles te tintent, tu diras :
- Que Dieu répande Ses bénédictions et Son salut sur Mohammad.

Lorsque tu seras en retard, tu diras :
- Louange à Dieu de toute façon !

Lorsque le murîd se regardera dans un miroir, il dira :
- Louange à Dieu !
Il m'a doté d'une forme harmonieuse, Il m'a honoré et a embelli les traits de mon visage. Il m'a mis parmi les musulmans.

Lorsque tu achèteras un domestique, un jeune garçon ou une bête de somme, saisis-le par le toupet, en disant :
- Mon Dieu,
Je Te demande son propre bien ainsi que le bien pour lequel il a été fait ; préserve-moi de son mal et du mal pour lequel il a été fait."

Temps et prières : Prières et invocations extraits de l'Ihya ulum al-Dîn, Al-Ghazâlî : "La prière de demande", trad. Pierre Cuperly

De la bonne Du'â (prière de demande)



Abû Hamid cite un hadith assez drôle, qui pourrait s'intituler "Baissez d'un ton, Dieu n'est pas sourd !"

"Selon ce que rapporte Abû Mûsa al-Asharî : "Nous arrivâmes avec l'Envoyé de Dieu. A l'approche de Médine, il s'écria : Dieu est Grand !" Les gens firent de même en élevant la voix. Le Prophète les reprit : "O gens, Celui que vous invoquez n'est ni sourd ni absent ! Il se tient au milieu de vous et de vos montures, Celui que vous invoquez !"
Quant aux Quarante (soit les quarante plus grands saints du monde, souvent anonymes et cachés) ils sont hommes de peu de mots : "On dit que les savants et les saints protecteurs (abdâl) ne disent pas plus de sept paroles, plutôt moins dans leurs invocations."
Autre point intéressant ce conseil de ne pas y aller timidement et du bout de l'orteil quand on demande quelque chose, mais franco, quand on demande on demande quoi : "Le prophète disait : "Que nul d'entre vous, quand il prie, ne dise : "Mon Dieu, pardonne-moi si Tu le veux ! Aie pitié de moi, si Tu le veux !" Qu'il soit résolu en faisant cette demande ; elle ne comporte rien de répréhensible."

Et de fait, ce "si Tu le veux", vu comme ça, a quelque chose d'un petit peu cafard, de "j'oserais jamais exiger, Tu penses bien, c'est juste en passant..."

De même, ne pas hésiter à insister, si le croyant est casse-pied, qu'il assume : "Insister dans la prière de demande et la répéter au moins trois fois", vingt ans s'il le faut...

Et encore un hadith, cette fois de Ka'b al-Ahbâr, ce juif yéménite converti, qui montre que Dieu, chez les juifs comme les musulmans, sait répondre du tac au tac et n'a pas la langue dans sa poche. Cela change agréablement du Dieu abstrait et muet des Plotiniens et néo-platoniciens..

"Une sécheresse terrible faisait des ravages au temps de Moïse, l'Envoyé de Dieu. Moïse fit une démarche avedc les fils d'israël pour demander de l'eau. On ne leur en donna pas. Par trois fois, ils firent la même démarche : en vain. Dieu révéla alors à Moïse : Je ne t'exaucerai pas, toi et pas davantage ceux qui sont avec toi, tant qu'il se trouvera parmi vous un délateur. - Seigneur, dit Moïse, quel est-il, que nous le retranchions de nous ?" Dieu révéla alors ceci à Moïse : "Moïse, comment pourrais-Je vous interdire la délation, en étant Moi-même un délateur ?" Moïse s'adressa alors aux fils d'Israël : "Revenez tous à votre Seigneur en renonçant à la délation." Ils se repentirent. Dieu leur envoya alors la pluie."

Temps et prières : Prières et invocations extraits de l'Ihya ulum al-Dîn, Al-Ghazâlî : "La prière de demande", trad. Pierre Cuperly.

Les anges-voyageurs

Dans son Ilhya 'ulum al-Dîn, Abû Hamid Al-Ghazâlî, celui là même qui vouait la philosophie aux gémonies et avec qui Ibn Rushd voulut furieusement ferrailler, cite un hadith de Mohammad qui, en plus des anges postiers et des anges secrétaires, en plus de ceux qui gardent les nombres et ceux qui pleuvent avec la pluie, mentionne une autre catégorie d'anges, les anges-voyageurs qui font en plus office de liftiers célestes : "Outre les anges-scribes qui transcrivent les actions des hommes, Dieu a des anges-voyageurs qui parcourent la terre : trouvent-ils des gens qui pratiquent le dhikr (récitation, mémorisation de Dieu) ils lancent cet appel : accourez à l'objet de vos désirs ! Ils viennent alors et les anges les entraînent vers le ciel." Hadith rapporté par Al-A'mash, via Abû Saïd al Khadarî via Mohammad.

vendredi 11 janvier 2008

La Passion Béatrice

"Le second portrait précieux de la galerie Barberini est du Guide ; c'est le portrait de Beatrix Cenci, dont on voit tant de mauvaises gravures. Ce grand peintre a placé sur le cou de Beatrix un bout de draperie insignifiante ; il l'a coiffée d'un turban ; il eût craint de repousser la vérité jusqu'à l'horrible, s'il eût reproduit exactement l'habit qu'elle s'était fait faire pour paraître à l'exécution, et les cheveux en désordre d'une pauvre fille de seize ans qui vient de s'abandonner au désespoir. La tête est douce et belle, le regard très doux et les yeux fort grands : ils ont l'air étonné d'une personne qui vient d'être surprise au moment où elle pleurait à chaudes larmes. Les cheveux sont blonds et très beaux. Cette tête n'a rien de la fierté romaine et de cette conscience de ses propres forces que l'on surprend souvent dans le regard assuré d'une fille du Tibre, di una fliglia tel Tevere, disent-elles d'elles-mêmes avec fierté. Malheureusement les demi-teintes ont poussé au rouge de brique pendant ce long intervalle de deux cent trente-huit ans qui nous sépare de la catastrophe dont on va lire le récit."

Au moment de son exécution, cette note de Stendhal qui en dit long sur la préoccupation majeures du christianisme, celle de la damnation et son indifférence à la mort en soi, qui explique tant de choses, notamment l'inquisition et le "tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens !"

"Un auteur contemporain raconte que Clément VIII était fort inquiet pour le salut de l'âme de Beatrix ; comme il savait qu'elle se trouvait injustement condamnée, il craignait un mouvement d'impatience. Au moment où elle eut placé la tête sur la mannaja, le fort Saint-Ange, d'où la mannaja se voyait fort bien, tira un coup de canon. Le pape, qui était en prière à Monte-Cavallo, attendant ce signal, donna aussitôt à la jeune fille l'absolution papale majeure, in articulo mortis. De là le retard dans le cruel moment dont parle le chroniqueur."

Stendahl rapporte aussi avec flegme que l'âme de Beatrix se trouva fort accompagnée lors de sa montée au ciel :

"Pendant qu'on mettait en ordre la mannaja pour la jeune fille, un échafaud chargé de curieux tomba, et beaucoup de gens furent tués. Ils parurent ainsi devant Dieu avant Beatrix."

"Le soleil avait été si ardent, que plusieurs des spectateurs de cette tragédie moururent dans la nuit, et parmi eux Ubaldino Ubaldini, jeune homme d'une rare beauté et qui jouissait aupatavant d'une parfaite santé. Il était frère du signor Renzi, si connu dans Rome. Ainsi les ombres des Cenci s'en allèrent bien accompagnées."

Stendhal, Chroniques italiennes, Les Cenci.

Je me demande si cette histoire, et jusqu'au prénom, n'a pas inspiré Tavernier pour La Passion Béatrice.


"Quel dommage que ce ne soit pas un péché !"


Ou comment le "politiquement moral" a précédé le "politiquement correct" pour contrarier l'étude de l'histoire :

"... le siècle est trop collet monté ; il faut se rappeler ce grand mot que j'ai ouï répéter bien des fois à lord Byron :This age of cant. Cette hypocrisie si ennuyeuse et qui ne trompe personne a l'immence avantage de donner quelque chose à dire aux sots : ils se scandalisent de ce qu'on a osé dire telle chose ; de ce qu'on a osé rire de telle autre, etc. Son désavantage est de raccourcir infiniment le domaine de l'histoire."

Sur le don Juan, héros chrétien :

"Pour que le don Juan soit possible, il faut qu'il y ait de l'hypocrisie dans le monde. Le don Juan eût été un effet sans cause dans l'antiquité ; la religion était une fête, elle exhortait les hommes au plaisir, comment aurait-elle flétri des êtres qui faisait d'un certain plaisir leur unique affaire ? Le gouvernement seul parlait de s'abstenir ; il défendait les choses qui, pouvaient nuire à la patrie, c'est-à-dire à l'intérêt bien entendu de tous, et non ce qui peut nuire à l'individu qui agit."

Tout homme qui avait du goût pour les femmes et beaucoup d'argent pouvait être un don Juan dans Athènes, personne n'y trouvait à redire ; personne ne professait que cette vie est une vallée de larmes et qu'il y a du mérite à souffrir

Je ne pense pas que le don Juan athénien pût arriver au crime aussi rapidement que le don Juan des monarchies modernes ; une grande partie du plaisir de celui-ci consiste à braver l'opinion, et il a débuté, dans sa jeunesse, par s'imaginer qu'il bravait seulement l'hypocrisie."

Sur le don Juan de Molina : "C'est probablement la comédie du monde qui a été représentée le plus souvent. C'est qu'il y a le diable et l'amour, la peur de l'enfer et une passion exaltée pour une femme, c'est-à-dire, ce qu'il y a de plus terrible et de plus doux aux yeux de tous les hommes, pour peu qu'ils soient au-dessus de l'état sauvage."


"C'est donc en Italie et au XVI° siècle seulement qu'a dû paraître, pour la première fois, ce caractère singulier. C'est en Italie et au XVII° siècle qu'une princesse disait, en prenant une glace avec délices le soir d'une journée fort chaude : "Quel dommage que ce ne soit pas un péché !"

Stendhal, Chroniques italiennes, Les Cenci.

mardi 8 janvier 2008

Je suis un homme de la troupe de Sa'd


Le charme de cette poésie archaïque bédouine, tout en coups d'épée, faim et noble razzia, dont les éloges amoureux les plus torrides vont aux juments, aux chamelles, aux ânesses, dont les appâts physiques sont détaillés l'eau à la bouche comme un Persan parlerait de sa ou son bien-aimé. Des femmes, on ne parle que de la robe, du palanquin, de la chevelure.


"La caravane de l'objet aimé a traversé rapidement les stations ; il y reste des traces, des marques du campement.

Le vêtement dont les ont recouvertes les vents qui poussent les dunes de sable, ainsi que le temps, les ont effacées : elles ont été laissées comme une page blanche tout usée.

Elles appartenaient à la femme des Banous Hâritha, avant que le projet ne les eût éloignés, et pourtant elle ne désirait pas m'abandonner.

Que de fois l'on a vu passer le nuage nocturne traînant les pans de sa robe semblables au balancement des autruches suspendues par le cou.

C'est une nuée qui vient d'Egypte, d'entre le Nord et l'Ouest ; la pluie qu'elle a versée a passé à Ichâba, puis à Zaroûd, et enfin à El-Aflâq. Elle a forcé la porte des demeures des brebis qui ont récemment mis bas et qui sont tombées sur les genoux et les cornes.

Tu vois les rigoles de tout canal d'irrigation dérivé du torrent, que les ruisseaux se hâtent de remplir.

On dirait que tout ruisseau de torrent de chaque plaine est orné de ces lambeaux de vêtements de laine qu'il est d'usage d'attacher aux arbres à feuilles hadab,

provenant des tissus de Bosra et de Ctésiphon exposés pour la vente le jour où l'on se présentait aux marchés.

J'y ai arrêté ma chamelle qui a poussé des plaintes ; car de toute son âme elle désirait repartir au soir.

De sorte que, si elle ne les avait pas divisés en différents torrents, cette nuée aurait été assez vaste pour contenir, dans sa poussière, les vents de l'été.

J'ai envoyé une chamelle rapide, dont on dirait que ses poils d'en bas sont devenus noirs par suite de la maigreur.

C'est un âne amaigri, le printemps lui a enlevé son manteau ; il crie fort dans les ténèbres, répondant à tout braiement.

Rejeton des ânesses sauvages de Dinâ, c'est pour lui que se couvrent de feuilles les plantes buhmâ des plaines, et il persévère au milieu des bêtes amaigries.

Il pousse, de son museau et de sa veine jugulaire, des cris comme s'il était pris d'un étranglement quand il module au milieu de la nuit.

Au milieu d'un troupeau d'onagres maigres, dont la maigreur a repoussé les poulains, minces comme les arcs qui servent à lancer les flèches dites sirâ.

On dirait que sa salive, lorsque tu l'éveilles, est une coupe de vin que l'échanson décante pour la présenter.

C'est un vin si pur que tu aperçois derrière lui le fond du vase ; il enlève la raison de l'homme avant tout sanglot.

Il oublie, pour ce plaisir, sa noble pétulance ; il reste plongé entre le sommeil et les paupières baisssées.

Tu vois les brebis marcher de façons diverses, comme marchent les chrétiens Ibâdites de Hîra dans leurs bottes épaisses.

Elles broutent des herbes abondantes encore couvertes de la rosée nocturne, ainsi que les plantes, y compris leur pédoncule et leurs lianes.

Je suis descendu au milieu des plantes sur lesquelles la rosée était tombée ; elles en mangent le reste du bout des lèvres.

Il a dirigé les premiers arrivés dont la conversation est le prix du gagnant et la mention du pari mutuel et de la course de chevaux.

Tellement que, lorsque arrive le héraut qui proclame la guerre, c'est comme s'il voyait un lion : [sa bouche se contracte et] les dents de sagesse du poltron s'allongent.

Ils ont revêtu toute cuirasse ample en tant que cotte de mailles, qui brille comme la surface d'un étang agité par les vents,

étoffe tissée par Daoud et la famille de Moharriq, dont les faits extraordinaires de racontent dans les différentes contrées.

Je leur ai donné mon âme, en même temps que ma chamelle à la rotule ferme, au poil ras, se laissant contraindre au combat, et ayant des os tarqoû'â.

Comme une ânesse au poil ras ; contre la crainte de la perdre vous garantissent un doux remède et la plus noble des origines.

Elle dépasse les meilleurs coursiers, qui reconnaissent leur défaite ; quand ce sont eux qui dépassent, elle les rejoint de la meilleure façon.

Une lance au bois plein et dur, ressemblant aux lances de Rodéina, est entre les mains d'un jeune combattant généreux.

C'est un vaillant qui charge l'ennemi près d'être rejoint, et qui énumère sa généalogie, lorsque [par peur] ne concordent plus les deux parties de la coche.

Je suis un homme de la troupe de Sa'd, dont les pointes sont acérées au jour de toute rencontre.

Ils ne se regardent pas, lorsque la troupe armée s'approche, à la façon oblique des chameaux tourmentés par les désirs.

Ceux qui sont présents suffisent à remplacer les absents, et leur affaire s'accomplit sans rupture de pacte ni dissension.

Les chevaux savent bien qui sont ceux qui humectent leurs cous d'un sang qui ressemble à la résine du sang-dragon répandue à terre."


Slâma ibn Jandal, le vaillant chrétien dont le frère Ahmad, avait été fait prisonnier par Sa'Sa'a ibn Mahmoud, ibn 'Amir ibn Mardad, lui envoya en vers une proposition de rançon : soit cent chameaux soit des "louanges et des dithyrambes" composés par lui en son honneur. Sa'Sa'a choisit les vers, ce qui en dit long sur l'estime que l'on protait à la poésie de Salâma mais aussi sur la "vertu" bédouine du fils de Mahmoud, qui sait où placer sa gloire.

Dîwan de Salâma ibn Jandal, trad. Clément Huart.

vendredi 4 janvier 2008

Averroès et le discours décisif


Ibn Rushd, que l'on représente souvent en Occident comme le parangon de la rationalité, voire même de l'athéisme masqué, et en plus celui de la tolérance, de l'humanisme, presque une avant-garde des Lumières (Le Destin de Chahine, par exemple) n'a vraiment pas grand-chose à voir avec cette figure issue de l'Averroès "latin" soit celui dont le système a été supposé (et attaqué, notamment par par Thomas d'Aquin) en s'appuyant sur une oeuvre aux trois-quarts ignorée, car non traduite.

Ibn Rush est un rationaliste, certes. C'est-à-dire un philosophe aristotélicien qui pense que la raison et l'intellect permettent d'accéder à la Vérité de la Révélation et ce faisant, il s'oppose aux Néoplatoniciens intuitivistes, Abû Nasr al-Farabî et Abû Ali ibn Sîna, et surtout à Ghazalî qui attaque la philosophie comme moyen incomplet, imparfait, d'accéder à la Vérité. Rien à voir avec un athéisme supposé et cette idée que, quand la Révélation et la Raison se contredisent, Ibn Rushd laisse le champ libre aux deux "vérités" (sous-entendu : en fait il se dirait, in petto, comme Galilée "et pourtant"...).

Son attitude là-dessus est des plus clairs et résumée de façon imagée dans ce hadith : "C'est pourquoi le Prophète - sur lui soit la paix - a dit à l'homme à qui il avait ordonné de faire prendre du miel à son frère atteint de diarrhée, et qui, la diarrhée ayant empiré, s'en plaignait à lui : "Dieu a dit vrai, et c'est le ventre de ton frère qui a menti."

Pour Ibn Rushd, la Révélation a toujours raison. Il est formel là-dessus : "il n'est point d'énoncé de la Révélation dont le sens obvie soit en contradiction avec les résultats de la démonstration, sans qu'on puisse trouver, en procédant à l'examen inductif de la totalité des énoncés particuliers du Texte révélé, d'autre énoncé dont le sens obvie confirme l'interprétation, ou est proche de la confirmer." En gros, si vous tombez sur une contradiction, c'est que vous n'avez pas assez cherché ailleurs, ni creusé assez le sens.

Cela n'a rien de nouveau en soi, c'est la distinction très ancienne et très répandue du texte et son sens apparent (zahir) qui ne fait que voiler le sens caché (batin) ; c'est même le b a ba du credo chiite et de bien d'autres ésotéristes et bien sûr de Ghazalî : Le sens apparent est imagé et simple pour le commun des mortels et seuls un petit nombre d'hommes peut déceler le sens réel, pour diverses raisons, selon les croyances.

Pour Ibn Rushd cette élite, à qui est réservée le savoir, est celle des philosophes avertis, des hommes de science, et non des initiés soufis ou chiites. Il s'agit en fait d'un corporatisme. La science doit être librement écrite et diffusée entre hommes de science et interdite aux autres. Si les premiers s'égarent, en raison de cette liberté, cela n'a que peu de conséquences. Car, et c'est le plus inattendu, un homme de science qui se trompe, un savant dans l'erreur, doit être excusé et pardonné. Alors qu'un ignorant, qui s'égare dans un domaine qui n'est pas le sien, ne doit pas l'être et ne le sera pas :

"En somme, il existe deux sortes d'erreurs du point de vue de la Loi : l'erreur pardonnable lorsqu'elle est le fait d'hommes aptes à pratiquer l'examen rationnel dans le domaine où l'erreur a été produite (comme on pardonne au médecin expérimenté de s'être trompé dans l'art de la médecine, ou au juge expérimenté de s'être trompé dans un jugement), et impardonnable si elle provient de quelqu'un qui n'est pas de la partie ; et l'erreur impardonnable, de qui qu'elle vienne, et qui, si elle touche les principes fondamentaux de la Loi révélée est infidélité, ou si elle touche quelque chose en-deçà de ces principes fondamentaux, est une innovation blâmable."

Tout le long du traité, il revient là-dessus avec insistance. S'il ne contredit pas ouvertement le dogme le plus incontestable, le savant peut librement raisonner, interpréter, sans craindre de s'égarer, auquel cas il sera pardonné, et c'est évidemment une solution politique et sociale d'encourager le libre exercice de la philosophie, sans que cela soit source de troubles publiques, d'hérésie et, pis que tout, fitna (dissensions internes dans la Communauté). C'est pourquoi cette insistance sur "l'immunité" du savant est toujours suivie de la condamnation sans appel du Béotien qui, lui, n'a pas le droit de dévier d'un poil de la foi du charbonnier.

Ainsi, Abû Hamid Ghazalî, qui a recours aux symboles et aux images pour se faire comprendre du plus grand nombre, a tort, et est même dangereux. Car celui ne fait pas partie des "gens de la démonstration" a l'obligation de croire au sens obvie de la Révélation, sinon c'est un impie. Il y a quelque chose de savoureux à voir Ibn Rushd, souvent présenté comme un modèle de tolérance, - les fameuses rencontres "Averroès" !-, ne réclamant rien moins que l'interdiction des livres de son adversaire : "Ce que doivent faire les chefs politiques des Musulmans, c'est interdire ceux de ses livres qui contiennent la science à qui n'est pas homme à pratiquer cette science, tout comme il incombe d'interdire les livres de démonstration à tous ceux qui ne sont pas hommes à la pratiquer."

Ibn Rushd a d'ailleurs des mots très violents et très méprisants envers les pseudo-philosophes, ceux qui s'égarent, les impies, les hérétiques. Ils sont 'aradhîl (vils, abjects). En bon aristotélicien (L'Ethique à Nicomaque n'étant destiné qu'à l'homme libre et oisif, par exemple), c'est, en somme un élitiste, rejoint là-dessus par Maïmonide, quand il interdit l'accès à la Connaissance aux 3 catégories d'empêchés par nature, les enfants, les femmes et "la généralité des hommes qui ne sont pas capables de comprendre les choses dans leur réalité."

Saint Thomas d'Aquin, grand adversaire d'Averroès, mais pas pour les bonnes raisons, renchérit en bon clerc : "Il y a des choses que nous pouvons parvenir à connaître aussi dans cette vie, comme celle que l'on peut prouver de Dieu par la démonstration. Mais, au commencement, il faut croire, comme le montre le Rabbi Moïse, à l'aide de cinq arguments. Le premier est la profondeur et la subtilité de ces objets de connaissance qui sont tout à fait éloignés des sens ; c'est pourquoi, l'homme, au commencement, n'est pas capable de les connaître parfaitement. Le deuxième est l'extrême faiblesse initiale de l'intellect humain. Le troisième est le grand nombre de choses qui sont exigés comme préalable à la démonstration, que l'homme ne peut apprendre sur sur un temps très long. Le quatrième est l'absence de prédisposition à la connaissance, qu'il y a chez certains hommes, du fait de la grossièreté de leur tempérament. Le cinquième est la contrainte par les activités destinées à la nécessité de la vie. Il ressort de tout cela que, s'il fallait seulement recevoir par la démonstration tout ce qu'il est nécessaire de connaître à propos de Dieu, très peu d'hommes pourraient y parvenir, et même pour eux cela demanderait un certain temps."

Ibn Rushd souhaitait, au fond, deux ou trois choses inconciliables : le libre exercice de la science philosophique, mais sans les dissensions idéologiques et politiques qui s'ensuivraient fatalement, d'où cette volonté de circonscrire la réflexion à une classe bien précise, un monde de clercs, ce qui rejoint curieusement la division par activités de la société européenne médiévale. Il voulait abattre le pouvoir des juristes malékites (fuqaha), qui étouffaient toute la théologie et la pensée au Maghreb et en Andalus, mais déplorait la division en écoles juridiques que connaissait le Mashreq, en plus d'être déchiré entre plusieurs schismes. Il voulait un État dont l'exercice du droit canon n'égarerait pas la masse des croyants, mais sans restreindre l'accès à la connaissance pour ses clercs. Il voulait que philosophie et révélation soient entièrement conciliables, "amies et soeurs de lait", sans se permettre le saut des ésotéristes ou des chiites ismaéliens, qui mettaient la Connaissance secrète au dessus de la révélation apparente. Quant à sa volonté de placer la philosophie comme source d'inspiration du pouvoir politique au même titre que le religieux, c'est peut-être une innovation dans l'islam occidental mais certainement pas dans l'espace iranien.

Averroès, Le Livre du discours décisif, trad. Marc Geoffroy.

mercredi 2 janvier 2008

De l'ivresse salutaire


Râzî laisse entendre qu'il n'est pas mauvais de s'enivrer une fois ou deux par mois. Au-delà, c'est déconseillé. La dose médicale, en somme.

Le guide du médecin nomade, Abû Bakr Muhammad ibn Zakarya al-Râzî.

Dans la vie on prend toujours le mauvais chemin au bon moment. Dany Laferrière.