mardi 5 février 2008

Le Livre d'un homme seul


Roman avec un sujet a priori très casse-gueule : histoire d'amour et de sensualité entre un Chinois rescapé de la Révolution culturelle et une Juive allemande hantée par un génocide qu'elle n'a pas vécu. Celui qui a vécu veut oublier, celle qui se souvient sans l'avoir vécu ne veut pas... Jusqu'ici, le meilleur est ce qui est raconté du côté chinois. L'héroïne elle fait surtout dans le genre chieuse abandonnique, avec en allusion, ce nombrilisme européen autour de la Shoah : Rien n'est pire que... et le Chinois de dire : "Tu ne sais pas, tu ne connais pas la Chine" ; un remake de "Tu n'as rien vu à Hiroshima" en quelque sorte.

Ainsi, le malentendu sur l'amour : Elle craignant qu'il n'aime que son corps, et lui, comme le héros de 1984, trouvant que déjà ce n'était pas si mal la pure sensualité, qui, après tout, ne porte pas en elle, contrairement à l'amour tout court, le germe de la trahison :

"A plusieurs reprises il avait été trahi et dénoncé. Quand il était encore à l'université, il était amoureux d'une étudiante de la même classe que lui. Le visage allongé et la voix pleine de douceur, cette adorable jeune fille en quête de progrès avait fait un rapport idéologique au secrétaire du Parti où elle notait les propos sarcastiques qu'il avait tenus au sujet du roman révolutionnaire Le Chant de la jeunesse, préconisé comme lecture obligatoire par la Ligue de la jeunesse communiste. L'étudiante n'avait bien sûr pas l'intention de lui nuire, elle éprouvait même une inclination à son égard, mais plus une fille était amoureuse, moins elle était capable de s'abstenir de s'en ouvrir au Parti, tout comme un croyant a besoin de confesser ses secrets au prêtre. "

"- Le fascisme n'existe pas qu'en Allemagne, tu n'as jamais vraiment vécu en Chine, la terreur de la Révolution culturelle n'a rien à envier au fascisme, dis-tu froidement.
- Mais ce n'est pas pareil, les fascistes procèdent à un génocide, c'est seulement parce que dans tes veines coule du sang juif, ce n'est pas une question d'idéologie, de point de vue politique. Ils n'ont pas de théorie, réfute-t-elle en élevant la voix.
- Théorie de merde ! Tu ne comprends rien à la Chine, tu n'as pas connu la terreur rouge, cette maladie contagieuse peut rendre tout le monde fou ! t'emportes-tu soudain."

En 1946, la définition du génocide incluait la destruction d'un groupe politique, avec les autres groupes, raciaux ou religieux. Les motifs politiques furent supprimés en 1948, à l'instigation de l'URSS, pour des raisons évidentes. Par ailleurs il est erroné de penser que sous un régime communiste, on n'était pas éliminé pour ce que l'on était, par essence, et seulement pour ce que l'on pensait ou faisait. Dans un monde totalitaire, c'est le régime qui définit votre essence, pas vous.

"Avant qu'il ne brûle ces manuscrits et ces journaux intimes, il avait vu au beau milieu de la journée un groupe de gardes rouges frapper à mort une vieille femme, à côté du stade, près du quartier très animé de Xidan. C'était le moment de la pause-repas de midi, l'avenue était noire de monde ; lui-même arrivait à bicyclette. Une dizaine de jeunes garçons et quelques jeunes filles portant de vieux costumes militaires, brassards rouges recouverts de caractères noirs au bras - des lycéens de quinze ou seize ans -, frappaient de leur ceinturon la vieille femme tombé à terre, une pancarte en bois attachée au cou, sur laquelle il était écrit "femme de propriétaire foncier réactionnaire" ; elle ne pouvait plus faire un geste, mais elle continuait à gémir. Les passants se tenaient à l'écart et regardaient la scène immobiles, sans qu'aucun ne tente de s'interposer. Un policier coiffé d'une large casquette, les mains protégées par des gants blancs, passait par là, mais il fit semblant de ne rien voir. Parmi les gardes rouges, une fillette aux cheveux noués en deux petites couettes, ses lunettes à la monture de couleur pâle faisant ressortir la finesse de ses traits, se mit elle aussi à faire tournoyer sa ceinture dont la boucle atteignit la tête grisonnante ébouriffée. La vieille femme poussa un cri étouffé et roula sur le sol en se protégeant la tête des deux mains. Le sang coula entre ses doigts et elle n'émit plus un son."

"Dix ans plus tard, il avait entendu dire que le vieil homme était sorti de prison ; lui-même avait fini par quitter la campagne et rentrer à Pékin. Il était retourné le voir. Celui-ci n'avait plus que la peau et les os, il avait perdu une jambe et était allongé sur une chaise longue. Il tenait dans ses bras un chat aux longs poils noirs, une canne était appuyée contre l'accoudoir.
- Les chats vivent mieux que les hommes.
Le vieil homme avait grimacé un sourire découvrant les rares dents qu'il lui restait. Tandis qu'il caressait son chat, ses pupilles toutes rondes, profondément enfoncées dans les orbites, brillaient d'une lueur étrange, comme les yeux de l'animal. Le vieil homme ne lui dit pas un mot des souffrances qu'il avait endurées en prison. Ce ne fut que peu de temps avant sa mort, alors qu'il allait le voir à l'hôpital, qu'il lui avait fait un aveu : le plus grand regret de sa vie était d'être entré au Parti."

"Plus tard, il devait apprendre que la section de la sécurité de son organisme avait reçu un rapport des habitants du comité du quartier signalant que des sons provenant d'un émetteur radio avaient été entendus dans cette chambre. Ce rapport venait certainement du voisin, le vieil ouvrier nommé Huang. Alors que Tan et lui étaient au travail, le vieux retraité qui passait ses journées chez lui avait dû entendre la radio derrière la porte fermée à clef et avait aussitôt pensé qu'il s'agissait d'un émetteur diffusant des rapports secrets. En permettant de trouver un ennemi, il prouverait sa fidélité envers les dirigeants et le Parti. Après la perquisition , lorsqu'il avait croisé dans la cour le vieil homme, celui-ci avait toujours le même visage souriant. La catastrophe l'avait frôlé."

"Rien de plus ennuyeux que de parler de la Révolution culturelle allongé dans le noir, lampe éteinte, avec une femme dont la peau touche la tienne ; seule une juive doté d'un cerveau allemand et parlant chinois peut y trouver de l'intérêt."

"Tu lui demandes si elle a déjà joué avec des moineaux, ou si elle a vu des enfants le faire. On leur attache à la patte une ficelle dont on garde l'extrémité dans la main, l'oiseau se met à voler de toutes ses forces tandis qu'on le retient. Il finit par fermer les yeux et meurt pendu au bout de la ficelle."

Le livre d'un homme seul

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Dans la vie on prend toujours le mauvais chemin au bon moment. Dany Laferrière.