mercredi 25 juin 2008

L'attirance innée pour ce qui est beau


"Yûsuf ibn Al-Husayn a rapporté ces paroles de Dhû-l-Nûn l'Egyptien : "J'ai entendu mon maître (ustadhî) dire ceci : "Quand l'état spirituel de celui qui aime Dieu (al-muhibb) est parvenu à son accomplissement, les choses (ou "certaines choses") deviennent grossières pour lui. Il ne peut plus fréquenter quelqu'un de grossier, ni absorber de nourriture grossière et qui ne lui est pas agréable, ni porter autre chose que des vêtements au tissu moelleux, et (ceci étant) aucun dommage ne saurait résulter pour lui de quoi que ce soit qu'il pourrait avoir de ce bas monde, car au niveau qu'il a atteint tout amoindrissement de son état spirituel n'est plus possible."

Parfois le voyage du gnostique l'entraîne si loin qu'il lui est difficile de réatterrir sur le rêche de la vie. Qutb al-Dîn Shahrazûrî recommandait ainsi au murîd désireux de connaître l'extase d'un semâ de faire retraite 40 jours, avec diminution progressive de nourriture, veille et dhikr, tout cela très classique, et de revenir ensuite en se réalimentant légèrement, mais avec des nourritures de qualité (pain blanc, légumes savoureux), parfums, se vêtir de linge confortables, entendre une musique enivrante. Ibn Arabî fait allusion ici à ces 'arif qui ne cessant de naviguer entre les deux mondes, l'imaginal et le terrestre, ne supportent plus la rugueuse grossièreté du second. Dandies parce que trop pénétrés des lumières angéliques... Selon lui, ces élus appartiennent au type "sulaymanien", tandis que l'ascète patient relève du "muhammadien". Bien sûr, il met en garde l'imprudent murîd tenté de commencer par la fin, c'est-à-dire le raffinement avant le chemin parcouru. Mais peut-être y avait-il aussi, en lui, sa peur de la volupté (on sait qu'il craignait la musique de semâ comme pouvant entraîner "trop loin" ; "et alors ? eût répondu un malamâtî).

"D'après la même source, Dhû-l-Nûn a rapporté qu'il avait entendu son maître dire également ceci : "Lorsque Dieu a créé l'intellect ('aql), il a placé en lui un principe subtil (latîfa), qui lui fait éprouver de l'attirance pour tout ce qui est beau et tout ce qui est agréable à voir dans le monde sensible."

Commentaire d'Ibn Arabî : "Certes, ce maître a dit vrai en cela, mais pour ce penchant et cette appréciation du beau il y a une "balance" (mîzân) fine, spirituelle, subtile et divine. En pareil cas, celui qui n'est pas doué de la science de cette "balance" et qui n'est pas capable de l'appliquer, sera mené à sa perte par les affinités (mulâ'ama) que trouve la nature (tab') et par la correspondance (munâsaba) qui s'établit entre ce qui est "accident" ('arad au sens scholastique) dans l'être et la beauté "accidentelle" (ou "contingente", aradî), la seule que connaissent les âmes vulgaires. Méfie-toi donc, si tu es un soufi, des paroles de ce maître, car elles sont un poison mortel pour celui qui n'en connaît pas le sens profond et qui ignore où cela peut l'entraîner ! Elles sont particulièrement dangereuses ! Un autre pourra y trouver son salut, alors que pour toi elles signifieraient ta perte, tout dépendra de ta compréhension. Que Dieu nous protège ! Si un grand nombre de gens de notre époque ne se précipiteraient pas dans cet abîme, nous n'attirerions pas l'attention sur lui. Et tout cela est dû à un manque d'intelligence et à l'emprise des penchants naturels."
Non pas voie du milieu mais troisième fois, qui n'est pas indifférence mais atteinte d'un stade où tout devient bienveillant (mais qu'Ibn Arabî désapprouve, toujours par répugnance morale) :
"Yûsuf ibn al-Husayn a rapporté : "Je me trouvais auprès de Dhû-l-Nûn l'Egyptien, quand un homme entra avec une coupe de khabîs (mélange de dattes, de crème et d'amidon), qu'il déposa devant lui. Dhû-l-Nûn se mit à le manger, et à ce moment arriva un novice, qui à cette vue s'exclama : "Maître ! Tu nous ordonnes de nourrir d'orge et de sel, alors que tu manges du khabîs ; comment faut-il l'interpréter ?" Dhû-l-Nûn lui demanda de prendre l'écuelle (dans laquelle il mangeait) et de la poser au fond de la pièce, puis il prononça ces mots : "Ecuelle ! viens à moi !" ; et l'écuelle se déplaça vers lui. Il dit alors au novice : "Mon cher enfant ! quand tu seras parvenu à ce niveau, mange du khabîs, il ne pourra plus te faire de mal !"


La vie merveilleuse de Dhû-l-Nûn l'Egyptien / Ibn'Arabî \; trad. de l'arabe, présenté et annoté par Roger Deladrière , Ibn Arabî, trad. Roger Deladrière.

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Dans la vie on prend toujours le mauvais chemin au bon moment. Dany Laferrière.