samedi 30 août 2008

L'histoire du gnostique




"1) L'analyse de la simple proposition : "je me connais moi-même", telle qu'elle se présente dans les contextes gnostiques, conduit à une idstinction fondamentale entre le "je" qui est le sujet connaissant, et le "moi" qui est l'objet connu ou reconnu. Le premier, c'est "moi" tel que je suis au cours de l'expérience quotidienne dans l'immédiat, au sein du monde de la perception sensible, "moi" subissant les sommations de ce monde du "phénomène" qui en grande partie m'oriente et me détermine. Le second, c'est "moi" tel que je suis au-delà des phénomènes et des apparences, des contingences de la genesis. C'est le moi réel, authentique et essentiel, substantiel et permanent. Sans doute est-il perçu par la connaissance intérieure comme à l'intérieur de moi-même. Mais simultanément il est perçu non pas comme un phantasme, mais comme ayant une existence objective, comme "un être qui est et demeure en soi" (mieux vaudrait parler de "soi" que de "moi") ; il est notre archétype éternel, "nous-mêmes dans notre éternité". Son existence est si bien objective qu'elle est éprouvée comme celle de l'"ange personnel", de l'"homme de lumière", du "Guide personnel", ou bien typifiée à la façon d'un vêtement d'origine céleste, ou d'une image, une icône (eikôn), Double ou "Jumeau céleste".

"2) La connaissance de soi aboutit à l'union, ou plutôt à la réunion de ce moi apparent (le "je" qui connaît) et de ce moi transcendant, et c'est redevenir "ce qu'en moi je suis et n'ai cessé d'être". Il ne semble pas, cependant, qu'il convienne de parler de fusion ni de confusion. En outre, la jonction présuppose non pas une simple réflexion, mais un retour. Le moi céleste garde sa réalité objective, comme celle du miroir qui me fait face et en qui je me connais et me reconnais.

Le miroir étant ce qui me fait connaître ma "face" réelle, briser ce miroir détruirait cette union même ; il n'y aurait plus de "visage", plus de connaissance "visage contre visage".



"La gnose est connaissance salvatrice en ce sens qu'elle sauve celui qu'elle sauve en lui dévoilant son origine. Il y a interconnexion entre connaître ce que l'on est, qui l'on est, et connaître ce d'où l'on est, celui par qui l'on est. Connaître sa race, son extraction, sa famille, c'est pour le gnostique connaître sa vraie patrie, connaître comment il était et il était, connaître la catégorie d'êtres à laquelle il appartient."

Henry Corbin, En Islam iranien, t. II, Sohrawardî et les Platoniciens de Perse, VI, "L'histoire du gnostique".

Souvenirs


Giulio Cesare Procaccini. Marie, Jésus et Jean-Baptiste. National Gallery of Scotland, Edinburgh.  Tout part d'une explosion de couleurs en haut à gauche, des ailes irrisées et irradiant de l'ange au dessus. Mêmes couleurs bleu/mauve dans la tenue de Marie. Puis vagues adoucies de la carnation des deux enfants.


Simon Vouet. Saint Jerôme et l'Ange. Ravissante scène d'intimité amoureuse ; regards extatique de saint Jérôme, tendre de l'Ange. Autour, jolie nature morte. National Gallery, Washington.

Paris Bordone. Beau portrait, doux et songeur. Liechtenstein Museum.



Dürer, jeune homme au chapeau marron. Yeux gris, durs et rêveurs. Fermeté du menton prognathe. Gemaldegalerie, Dresde.


vendredi 29 août 2008

La finalité du récit


Shâhnameh : Le div Akvan jette Rostem dans la mer ; 16°-17°, époque safavide.
Library of Congress, African and Middle Eastern Division, Washington, D.C. 20540

"Le principe régulateur de son herméneutique, Sohrawardî fut en mesure de le mettre en oeuvre non seulement dans la récitation du Qorân, mais aussi dans la lecture du livre qui est, pour la Perse islamique, comme une Bible où se conserve la geste héroïque de l'ancien Iran, à savoir le "Livre des rois", le Shâh-Nâmeh de Ferdawsî (X° siècle). On peut concevoir que Sohrawardî ait lu le Shâh-Nâmeh comme nous-mêmes lisons la Bible ou comme lui-même lisait le Qorân, c'est-à-dire comme s'il n'avait été composé que "pour son propre cas". Son cas, nous venons d'en rappeler la nature ; le Shâh-Nâmeh pouvait donc ainsi devenir l'histoire ou la métahistoire de l'âme, telle qu'elle est présente au coeur du gnostique. Spontanément donc, c'est toute l'histoire de l'âme et du monde de l'âme que Sohrawardî pouvait percevoir jusque dans la trame du Shâh-Nâmeh, en le lisant au niveau duquel il est lisible dès que l'on a présente à la pensée la totalité de l'être et des mondes de l'être, c'est-à-dire à la façon dont l'éminent Proclus savait lire l'histoire de la mystérieuse Atlantide comme histoire vraie et simultanément comme "image d'une certaine réalité existant dans le Tout". Un commentaire du Shâh-Nâmeh développé en ce sens aurait l'intérêt passionnant de nous le montrer interprété d'une manière analogue à celle dont la piété hellénistique interpréta l'Odyssée d'Homère. Malheureusement, en dehors du personnage insigne de Kay Khosraw, le shaykh al-Ishraq ne nous a suggéré que l'herméneutique spirituelle du cas de trois héros du Shâh-Nâmeh : Zâl, Rostam, Esfandyar. Mais la portée en est considérable."

"Ce qu'il avait à dire, c'était non plus seulement la doctrine théosophique en sa cohérence conceptuelle, mais cette même doctrine devenait événement de son âme ; chaque étape de la doctrine devenait une étape, c'est-à-dire un état vécu, réalisé par l'âme accomplissant en acte le pèlerinage que décrit la doctrine. L'exposé didactique devient récit. Le récit n'est donc pas le point de départ de la doctrine ; il ne parle pas d'événements ayant leur lieu en ce monde-ci, le monde phénoménal, monde de l'histoire exotérique. Il est d'ores et déjà l'exhaussement de la doctrine au niveau des événements qui s'accomplissent dans le monde de l'Âme, dans le malakût. C'est pourquoi, si, du point de vue didactique, la doctrine est le sens ésotérique du récit, il reste que, du point de vue de l'accomplissement, c'est le récit qui est l'ésotérique de la doctrine. Chaque fois donc qu'à l'une quelconque des phases de l'événement on met en référence, pour "éclaircissement", tel ou tel point de la cosmologie, de la psychologie ou de l'angélologie, il ne faut pas perdre de vue que la théorie cosmologique, par exemple, n'est nullement comme telle le sens ésotérique du Récit qui la métamorphose en événement. Elle n'en est le sens ésotérique qu'à condition d'être exhaucée au niveau du Récit qui la métamorphose en événement. Alors, oui, elle est le sens du récit, parce que le récit en est lui-même l'événement, l'accomplissement. Ce "circuit herméneutique" ne fait que refléter la doctrine fondamentale de Sohrawardî : une philosophie qui ne s'achève pas en une expérience mystique, une ascension "hiératique", est stérile et privée de sens. Réciproquement une expérience mystique sans formation philosophie préalable, risque fort d'égarer et de s'égarer. Mais l'une et l'autre ensemble se conjoignent à un niveau supérieur à celui de l'une et l'autre prises isolément."

Henry Corbin, En Islam iranien, t. II, Sohrawardî et les Platoniciens de Perse, V, "L'Archange empourpré" et la geste irnaienne, 1, "Finalité du récit".

jeudi 28 août 2008

Psaumes à l'archange du Soleil et à la "Nature Parfaite"

Etienne-Maurice Falconnet, Louvre.

"De même, dans les Récits visionnaires de Sohrawardî (par exemple le "Bruissement des Ailes de Gabriel", le "Récit de l'exil occidental") se montre au début, ou à un autre moment, un personnage mystérieux qui, en faisant allusion à ceux qui sont au-dessus de lui, déclare : "C'est moi qui suis leur langue ; les êtres comme toi ne peuvent communiquer avec eux".De même, chez le néoplatonicien Proclus, il y a les Anges-herméneutes qui révèlent et interprètent aux âmes humaines ce qui est pour elle le Silence, l'Inexprimé des anges et des dieux des hiérarchies supérieures. Quiconque se hâte, prétend se passer de ces médiateurs, oublie la vérité tout simplement phénoménologique : sous quelque forme que se présente à lui la divinité suprême, cette forme correspond à son mode d'être à lui, car elle ne peut se montrer à lui autrement que par sa capacité, son aptitude à la saisir. Elle lui révèle simultanément sa limite, et lui indique, comme par le "geste" même qu'est son être, l'Au-delà de cette limite. C'est cela la signification de l'Ange, ce que Sohrawardî indique sous le nom de l'Ange de l'humanité, et ce qu'il éprouve à l'apparition de la Nature Parfaite."

Henry Corbin, En Islam iranien, t. II, Sohrawardî et les Platoniciens de Perse, III, La Lumière-de-Gloire mazdéenne (Xvarnah) et l'angélologie, 5, "Psaumes à l'archange du Soleil et à la Natur Parfaite".

Les visions de Kay Khosraw et de Zoroastre


Benozzo Gozzoli, fresque
1459-60
Chapelle du Palazzo Medici-Riccardi, Florence

"L'événement qui orienta de façon décisive la courbe de sa vie spirituelle, Sohrawardî y fait allusion en une brève confidence personnelle, disons en une sorte d'"autocritique", à un moment capital de son livre de la Théosophie orientale. Il s'y réfère à une vision directe qui fit éclater ses doutes et les limites dans lesquelles il s'enfermait en compagnie des philosophes péripatéticiens. Les opinions auxquelles il inclinait au début de sa carrière, en furent bouleversées. Comme le soulignent ses commentateurs, il s'agit de la période d'adolescence de l'auteur, lorsqu'il faisait ses débuts en philosophie. La doctrine péripatéticienne dont il prenait la défense, c'était la cosmologie limitant le nombre des Intelligences angéliques, comme motrices des Sphères, à dix ou cinquante-cinq sans plus. Le voici maintenant, ayant pris clairement conscience de son erreur de jeunesse : si merveilleux que puissent être l'ordonnance et les relations qui règnent dans le monde des corps, lequel est le monde de la nuit et des ténèbres, celles qui règnent dans le monde des nobles et pures Lumières sont nécessairement antérieures et supérieures. Or, que peuvent faire les philosophes péripatéticiens avec un plérôme d'Intelligences limité à un nombre aussi dérisoire ? Non, les relations et proportions qui règnent dans le monde de la Lumière, sont infiniment plus merveilleuses, plus réelles et complexes que celles que nous découvrons en ce monde-ci et qui n'en sont que l'ombre projetée.

Ce que Sohrawardî rejeta tout d'abord, c'était donc une cosmologie qui ignorait les mondes aux multitudes d'êtres de lumière. La conversion du shaykh al-Ishraq est liée à une révélation de l'angélologie, et celle-ci, il le rappellera en maintes occasions, était par excellence ce qui inspirait la pensée et réglait le culte des anciens Perses. Notons-le : Sohrawardî a eu le pressentiment des merveilles insondables du "Ciel des Fixes" (appellation groupant aussi bien tous les systèmes et galaxies qui sont en-dehors de notre système solaire). Sa découverte de l'angélologie allait de pair avec une révolution astronomique faisant éclater les Cieux limités de l'astronomie d'Aristote ou de Ptolémée, tandis qu'en Occident la révolution astronomique se fit aux dépens de l'angélologie. Et ce n'est pas un des moindres signes du contraste de nos cultures."

Henry Corbin, En Islam iranien, t. II, Sohrawardî et les Platoniciens de Perse, III, La Lumière-de-Gloire mazdéenne (Xvarnah) et l'angélologie, 2, "Les visions de Kay Khosraw et de Zoroastre".

La Lumière de Gloire comme "Source orientale"


Saint Jérôme, Trophîme Bigot
Galleria Nazionale d'Arte Antica, Rome


"Orient de Lumière, Lumière orientale, Lumière-de-Gloire, sont autant de désignations d'une même source des sources. Et c'est bien de la source des sources qu'il s'agit. Sohrawardî le répète dans ses livres : l'expérience de ces Lumières n'est point connaissance théorique d'un objet, formation d'un concept ou représentation à partir d'un concept. Elle est ce qui rend possibles et fonde toutes les connaissances de théosophie orientale : La Lumière n'est pas elle-même l'objet de la vision ; elle est ce qui fait voir."

Henry Corbin, En Islam iranien, t. II, Sohrawardî et les Platoniciens de Perse, III, La Lumière-de-ie (Xvarnah) et l'angélologie, 1, "La Lumière-de-Gloire comme "Source orientale"".

mercredi 27 août 2008

La hiérarchie des Spirituels et le "Pôle" mystique


"Lorsque Mollâ Sadrâ Shirazî caractérise à son tour la spiritualité ishraqî comme un entre-deux (barzakh) qui conjoint à la fois la méthode des purs soufis tendant essentiellement à la purification intérieure, et la méthode des philosophes tendant à la connaissance pure, il exprime ainsi, en toute fidélité à l'inspiration du shaykh al-Ishrâq, ce qui fait l'essence de la "théosophie orientale". Il y a en effet un certain soufisme qui a délibérément écarté, sinon méprisé, tout enseignement philosophique comme suspect de retarder le spirituel dans son effort vers le but ; et il y a une philosophie qui a ignoré ce but, en se satisfaisant de ses problèmes théoriques. Pour un ishrâqî, un "oriental" de l'école de Sohrawardî, le mystique dépourvu de formation philosophique est en grand péril de s'égarer ; en revanche, le philosophe qui ignore que sa philosophie doit éclore en une réalisation spirituelle personnelle, gaspille son temps en une recherche inutile.

Ce n'est ni à l'un ni à l'autre que s'adresse le livre de la Théosophie orientale, lequel suppose tout d'abord une sérieuse formation philosophique chez son lecteur. Celui-ci aura dû commencer par étudier la philosophie péripatéticienne, discutée tout au long des ouvrages formant la trilogie propédeutique. Mais la seconde condition est que ce lecteur ne veuille pas en rester là. L'école ishrâqî n'est ni une tarîqat (congrégation) de soufis, ni un club de philosophes."

"Un troisième trait enfin n'est autre que celui qui caractérise la personne du Pôle mystique, l'Imâm caché, comme détenant la seule autorité irrécusable, celle de l'Esprit. On dira sans doute que l'idée s'en retrouve ailleurs, en d'autres régions religieuses ou mystiques. Certes, on le rappellera ici même au cours des pages qui suivront, parce que s'en trouve confirmée la signification universelle. On peut même dire que la théosophie shî'ite duodécimaine, chez Qâzî Sa'îd Qommî par exemple, a trouvé dans l'idée de l'Imâm le fondement d'une théologie générale des religions. Dans cette mesure même apparaît dérisoire l'explication consistant à dire qu'il était naturel qu'une communauté malheureuse cherchât, après coup, dans cette idée et dans l'attente de la parousie de l'Imâm une compensation à son échec temporel. En général, ce genre d'explication est professé par ceux qui restent complètement étrangers au fait spirituel de la foi vécue. En tout cas, nous nous le sommes déjà demandé, quelle est la valeur de ce genre d'explication, lorsqu'il s'agit de la Perse depuis l'époque safavide ? La position du shî'isme n'y était nullement celle d'une minorité persécutée. Non, ni les propos de Sohrawardî concernant le pôle, ni ceux des penseurs shî'ites concernant l'Imâm caché, ne dépendent des contingences historiques. Ils visent une vérité d'essence, une revendication permanente, l'unique souveraineté de l'Esprit."


Henry Corbin, En Islam iranien, t. II, Sohrawardî et les Platoniciens de Perse, II, La théosophie orientale, 2, "La hiérarchie des Spirituels et le "Pôle" mystique".

La connaissance "orientale"


Du monde imaginal que Sohrawardî appelle 'alâm al-mithâl puisque chez lui, barzakh signifie autre chose :

"La connaissance du monde imaginal, c'est-à-dire de l'Orient moyen, est, elle aussi, une "connaissance orientale", tandis que la perception sensible et la fantaisie sécrétant de l'"imaginaire" sont des connaissances "occidentales".

Ce monde imaginal assume une fonction imprescriptible. C'est lui qui nous délivre du dilemme si courant de nos jours, lorsque, à propos de faits spirituels, certains se demandent : mythe ou histoire ? Les événements de l'Orient moyen ne sont ni l'un ni l'autre. Ce monde est le lieu d'événements propres. C'est en Orient moyen ou "huitième climat" que font éclosion les Révélations données aux prophètes, que s'accomplissent les événements de la hiéro-histoire, les faits racontés dans les récits visionnaires, les manifestations du Xvarnah ou Lumière-de-Gloire, et que s'accomplit enfin l'événement de la Résurrection (qiyâmat), prélude aux palingénésies futures."

Surgissement assez drôle d'une "obligation inattendue" pour les modernes "orientalistes" :

"Il y a ainsi une succession d'Orients auxquels, en se relevant de son exil occidental, l'être humain "se lève", d'un monde à l'autre, en une "ascension hiératique" de matins et d'illuminations. C'est cela l'istishrâq, littéralement la "quête de l'Orient". Le mostashriq, c'est le pèlerin mystique, "à la quête de l'Orient" (il y a un certain humour dans le fait que la langue moderne désigne par ce même mot les savants orientalistes ; le vocabulaire ishraqî risque de mettre ces derniers devant des obligations inattendues)."

Quand "Aristote" s'en mêle, convoque le murîd dans le monde imaginal, comme Dumbledore retrouve Harry à King Cross Station (Of course, it is happening inside your head, Harry, but why on earth should that mean that it is not real ?), faisant un sort définitif aux "Aristotéliciens" :

"Antérieurement à son grand livre, Sohrawardî donne déjà une description de la connaissance "orientale" dans son "Livre des Elucidations", et il le fait sous forme de récit d'un songe, ou plus exactement d'un entretien visionnaire advenu dans l'état intermédiaire entre la veille et le sommeil. Il était alors, nous dit-il, obsédé par le problème de la Connaissance ; il s'adonnait sans relâche à la méditation de ce problème et restait accablé par les difficultés, sans entrevoir de solution. Mais voici que certaine nuit, il se sent comme enveloppé d'une grande allégresse, d'une lumière resplendissante, et il voit se préciser progressivement devant lui une silhouette humaine. Il l'observe attentivement, et bientôt il reconnaît Primus Magister Aristote sous une forme dont la beauté l'émerveille. Il fera allusion dans un autre de ses livres à cet entretien, pour préciser qu'il se passa à Jâbarsa, c'est-à-dire dans l'une des cités de l'Orient moyen, du "huitième climat", le monde imaginal auquel nous faisions allusion ci-dessus et dont cet exemple suffirait déjà à montrer que le schéma des mondes ne peut s'en passer.

Y a-t-il un trait d'humour dans le langage platonicien que tient Aristote ? Ou bien n'est-ce pas simplement la trace de la conviction où l'on était que l'auteur de la Théologie (en fait un remaniement des oeuvres de Plotin) avait toujours été ésotériquement platonicien, et que seuls ses successeurs étaient responsables du péripatétisme ? A la fin d el'entretien, Sohrawardî demande à Aristote si les philosophes de l'islam (Fârabî et Avicenne) se sont rapprochés du rang de Platon. Mais Aristote de réponde : "Pas d'un degré sur mille !" Alors Sohrawardî reporte sa pensée sur Abû Yazîd Bastamî et Sahl Tostarî, deux maîtres du soufisme dont les noms ont figurés précédemment ici dans la généalogie des Ishrâqiyûn, Bastamî transmettant le levain des Khosrawânîyûn, Tostarî transmettant le levain des Pythagoriciens. Aristote lit dans la pensée du visionnaire et lui déclare, heureux et approbatif : "Oui, ceux-là sont les philosophes et les théosophes au sens vrai (al-falâsifa wa'l-hokamâ haqqan). Ils ne se sont pas contentés de la connaissance ordinaire. Ils l'ont dépassée, pour atteindre à la Connaissance présentielle, unitive. Ils ont pris leur point de départ là où nous-même avions pris le nôtre, et ils ont énoncé ce que nous avons nous-même énoncé. - Là-dessus, poursuit l'auteur, le Sage me quitta et me laissa pleurant sur notre séparation. Ah ! deuil et pleurs sur cette condition misérable."

Henry Corbin, En Islam iranien, t. II, Sohrawardî et les Platoniciens de Perse, II, La théosophie orientale, 1, "La connaissance orientale".

Avant de partir, le Magister Primus lui donne cette ultime directive, c'est-à-dire la bonne orientation : "Reviens à toi-même et la difficulté se résoudra pour toi."

lundi 25 août 2008

Jeanne la Pucelle et le Bourgeois de Paris


Jeanne d'Arc, 1429, par Clément de Fauquembergue

On eût bien étonné, et même hautement scandalisé le clerc auteur du Journal d'un Bourgeois de Paris, si on lui avait dit, en 1429, quand Jeanne vint mettre, avec les Armagnacs, le siège devant Paris, qu'elle serait canonisée presque cinq cents ans plus tard. Déjà parce que, depuis un quart de siècle, Paris, gouverné par Bourgogne et puis l'Anglais, souffre cruellement des exactions des Armagnacs, qui se comportent pis que "Sarrasins" envers les villes, villages, et le peuple qu'ils rançonnent, massacrent, violent, torturent, affament. Or cette Pucelle, "pleine de feu et de sang, de meurtres de chrétiens", est à leur tête et vient attaquer Paris, sacrilège de plus, le jour de la "Nativité de Notre-Dame", en menaçant de mettre tous les Parisiens à mort s'ils ne se rendaient. Mais cette impudence là est vite punie car les troupes armagnacques échouent : "En vérité, Paris n'avait disposé pour cet assaut d'aucun homme d'armes, sinon de quarante ou cinquante Anglais qui firent très bien leur devoir, et les Parisiens s'emparèrent de la plus grande partie du charroi dans lequel l'ennemi avait amené ses bourrées. Rien de bon ne pouvait leur advenir pour avoir voulu faire une telle tuerie le jour de la sainte Nativité de Notre-Dame."

L'Anglais, le Bourguignon, le Dauphin, au fond le clerc s'en fiche, il ne voit que désolations pour le pays, tandis que les Grands que le sort des pauvres indiffère donnent de somptueuses fêtes payées par de lourdes tailles supportées par les Parisiens ; les seigneurs sont des seigneurs de la guerre, guère mieux que les routiers et les brigands, parfois les mêmes. Aussi, le camp du roi Henri l'Anglais n'est ni pire ni meilleur que celui du Dauphin, sauf que ce dernier est allié aux Armagnacs et qu'il les déteste. Mais tous les soldats sont criminels, chevaliers ou capitaines et en plus, pillards d'églises et quelle que soit leur nation, c'est bonnet blanc et blanc bonnet :

"Il ne se passait guère de quinzaine sans que trois ou quatre cents Anglais, ou plus ou moins, ne vinssent à Paris, mais ils étaient toujours défaits et mis à mort dès qu'ils allaient sus aux Armagnacs. Ils attribuaient cela au fait que, pendant le siège d'Orléans, le comte de Salsebry avait pillé et fait piller l'église Notre-Dame de Cléry et que, par malheur, il était mort bientôt après, tué par un boulet de canon ; le siège, qui avait coûté si cher, avait dû être levé et beaucoup des leurs avaient été tués et capturés. De même, ils furent presque tous tués et pris après le sac de l'église Saint-Côme à Luzarches, puis à Chelles-Sainte-Baudour. Et cependant, qu'ont-ils fait à l'église de Saint-Maur-des-Fossés et partout où ils purent avoir le dessus ? Les églises sont pillées de telle sorte qu'il n'y reste plus ni livres saints, ni calices, ni reliques d'or, d'argent ou de tout autre métal ; ils jettent soit le corps de Notre-Seigneur, soit ces reliques. Tout leur est indifférent et ils s'emparent même des vêtements. IL n'y a plus personne qui ne soit maintenant en armes pour quelque parti, français, anglais, armagnac, bourguignons ou picard, et rien n'échappe à leurs rapines, à moins que ce ne soit trop chaud ou trop lourd. C'est grand' pitié et grand dommage que les seigneurs ne soient pas d'accord et si Dieu n'en a pitié, toute la France est en grand danger d'être perdue. De toutes parts, on y gâte les biens, on y tue les hommes, on y allume des incendies. Il n'y a pas d'étrangers ni de Français qui ne disent : Dimitte, mais cela va toujours de mal en pis, comme on s'en aperçoit."

Aussi quand Jeanne est prise, "on lui démontra tous les grands et douloureux maux, qui, par sa faute, étaient advenus dans la chrétienté et surtout au royaume de France, comme chacun sait : elle était venue assaillir Paris qu'elle voulait mettre à feu et à sang ; le jour de la Nativité de Notre-Dame, elle avait commis et fait commettre plusieurs grands et énormes péchés ; à Senlis, et ailleurs, par son hypocrisie, elle s'était fait idolâtrer par le peuple qui, dans sa simplicité, la suivait comme une sainte pucelle parce qu'elle leur avait donné à entendre que le glorieux archange saint Michel, sainte Catherine, sainte Marguerite et plusieurs autres saints et saintes lui apparaissaient souvent et lui parlaient amicalement, non comme un Dieu se révèle parfois, mais corporellement et de bouche à bouche."

Or ce qui a dû paraître le plus blasphématoire et scandaleux aux yeux de notre clerc, c'est de prétendre que les archanges et les saints, et Dieu, donc, aient pu ordonner de tuer des chrétiens. Car c'est cela que déplore tout le long de la guerre le narrateur : ce n'est pas une guerre nationale, mais une guerre fratricide, c'est une tuerie de chrétiens par des chrétiens. Même les guerres contre Sarrasin et autres païens n'ont jamais été si bien vues qu'on imagine, alors imaginez ici... D'autant plus que la Pucelle n'a pas l'air encline à la douceur si on la contrarie :

"C'est ainsi qu'elle arriva jusqu'au roi de France, lui disant qu'elle était venue sur l'ordre de Dieu, qu'elle le ferait le plus grand prince du monde, mais qu'elle lui demandait de donner l'ordre de tuer sans merci tous ceux qui lui désobéiraient. Saint Michel et plusieurs autres anges lui avaient donné, disait-elle, une très riche couronne pour le roi, ainsi qu'une épée, mais elle ne la lui remettrait pas avant la fin de la guerre. Elle chevauchait tous les jours avec le roi, seule femme parmi tous ces gens de guerre, vêtue, montée et armée comme un homme, un gros bâton en main. Quand l'un de ses gens se méprenaient, elle frappait dessus à grands coups de bâton, comme une femme très cruelle."

"En plusieurs endroits, elle fit tuer des hommes et des femmes, soit dans une bataille, soit volontairement, car elle faisait mourir sans pitié, quand elle le pouvait, tous ceux qui n'obéissaient pas à ses lettres. Elle répétait et affirmait ne rien faire que sur l'ordre de Dieu, ordre transmis très souvent par l'archange saint Michel, sainte Catherine ou sainte Marguerite, non pas comme Notre Seigneur fit à Moïse au mont Sinaï, mais en lui disant en propre les secrets de l'avenir."

La semaine où elle fut brûlée, "le plus mauvais, le plus tyrannique et le moins pitoyable de tous les capitaines armagnacs fut pris par de pauvres compagnons et enfermé au château de Dourdan. A cause de sa méchanceté, on l'appelait La Hire."

On ne le dira jamais assez, le Moyen-Âge a haï la guerre, comptée au rang des trois fléaux majeurs, avec la peste et la famine (le trio étant souvent inséparable). Ceux qui ont besoin de la guerre, ce sont les chevaliers, et eux seuls, car c'est leur raison d'être. Face à eux, comme dit Marc Bloch, dans La Société féodale, ils ont "l'horreur du sang versé, qu'enseignait l'Eglise ; la notion traditionnelle de paix publique ; le besoin surtout de cette paix." De fait, qui fut jamais dupe de ce rôle de protecteur des faibles que l'Eglise s'efforçait de faire endosser à la chevalerie ? "en un temps d'échanges rares et difficiles, pour devenir riche, quel moyen plus sûr que tantôt le butin et tantôt l'oppression ? Toute une classe dominatrice et guerrière vivait surtout de cela et un moine, froidement, pouvait faire dire à un petit seigneur, dans une charte : je donne cette terre "libre de toute redevance, de toute exaction ou taille, de toute corvée... et de toutes ces choses que par violence les chevaliers ont coutume d'extorquer aux pauvres..."(Cartulaire de Saint-Aubin d'Anger, éd. B. de Broussillon, t. II, n° DCCX, 1138, 17 sept.).

samedi 23 août 2008

En islam iranien : Prologue

"L'agnostique n'est pas, comme le veut l'usage banal du mot, celui qui refuse une foi confessionnelle, mais celui qui prononçant le divorce entre la pensée et l'être, se ferme à lui-même et veut fermer aux autres l'accès aux univers qu'ouvre la gnose et dont les données immédiates ont pour lieu le "monde intérieur", c'est-à-dire "ésotérique".

Ces passages-là me font irrésistibleement penser aux cours d'Onfray sur "l'histoire de la philosophie" :

Le point de vue que la valorisation de nos auteurs nous interdisait ici de plein droit, c'est le point de vue "historique" au sens courant de ce mot, c'est-à-dire le point de vue qui ne permet de comprendre et d'interpréter une pensée ou un penseur qu'en fonction de leur moment "historique", de leur situs dans la chronologie ; on s'efforce alors de les "expliquer" causalement par "leur temps", voire de les réduire, causalement encore, à des "précédents", pour finalement conclure que, bien entendu, "de notre temps" cette pensée est "dépassée", "démodée", etc. "

"Pour la même impérieuse raison, le "milieu" dans lequel nous avons essayé de rejoindre nos penseurs et de vivre avec eux, est le milieu qui est vraiment le leur, à savoir les univers spirituels qui leur étaient familiers et qu'ont tenté d'explorer nos recherches métaphysiques. Quant à leur milieu "social", nous savons trop bien pour chacun d'eux ce qu'ils en pensaient ; leur attitude profonde à son égard était un tajrîd, une séparation qui apparaît peut-être à l'homo collectivus de nos jours comme un scandale, mais qui est un fait. Alors vouloir les expliquer par cela envers quoi ils se sont voulus étrangers (l'"allogène" des gnostiques), les déduire de ce à quoi ils ont précisément dit non, cette démarche nous apparaîtrait comme un stérile paradoxe. Ce serait céder à la confusion, commise trop fréquemment de nos jours, entre la philosophie et la sociologie de la philosophie."

Comme on peut décider d'être un écrivain japonais, ou bien au XX° siècle, appartenir à l'école des sculpteurs grecs pré-classiques, ou bien en 1186, décider que l'on est un Maître de l'ancienne Perse, ou bien au XXI° siècle se décider gnostique d'Iran et du XII° siècle, s'il vous plaît :

"On s'est efforcé ici de maintenir une compréhension du "temps existentiel", telle que, aux yeux du philosophe, l'expression courante "être de son temps" prend une signification dérisoire, parce qu'elle ne se réfère qu'au "temps chronologique", au temps objectif et uniforme qui est celui de tout le monde, et qu'il est impossible d'expliquer ainsi la position que le philosophe prend précisément à l'égard de ce temps-là. Un philosophe ne peut qu'être son propre temps, et c'est en cela seulement que consiste sa vraie "historicité". La métaphysique "existentielle" de Mollâ Sadrâ Shîrazî nous fait comprendre qu'il n'y a pas de tradition vivante, c'est-à-dire de transmission en acte, que par des actes de décision toujours renouvelées. Ainsi comprise la tradiction est tout le contraire d'un cortège funèbre ; elle exige une perpétuelle renaissance, et c'est cela la "gnose".

On a donc été porté ici par la conviction que le passé et la mort ne sont pas dans les choses, mais dans les âmes. Tout dépend de notre décision, lorsque, découvrant une affinité jusqu'alors insoupçonnée, nous décidons que ce qui l'éveille en nous n'est pas mort et n'est pas du passé, parce que tout au contraire nous pressentons que nous en sommes nous-mêmes l'avenir. C'est une position diamétralement inverse de celle qui consiste à se dire liée à un moment du temps historique extérieur que nous appelons le "nôtre", simplement parce que la chnonologie en a disposé ainsi. Ce renversement produit de lui-même une "réversion" radicale : ce qui avait été du passé, désormais va descendre de nous. Cela seul nous permet de comprendre et de valoriser la portée de l'oeuvre accomplie par un Sohrawardî, comme "résurrecteur" de la théosophie de l'ancienne Perse. A quoi bon alors ce mot d'"irréversible", prodigué de nos jours à tort et à travers ? C'est nous qui donnons la vie ou la mort, et, ce faisant, nous trouvons nos vrais contemporains ailleurs que dans la simultanéité occasionnelle de notre moment chronologique."


Notre attention fut retenue naguère par l'art de découper dans une matière le vide d'une silhouette, celle d'un vase, celle d'un personnage. Au fond de ce vide, empêchant la contemplation de s'égarer, une surface colorée qui manifeste la forme vidée de la matière, mais sans remplir le vide. Avancer la main dans ce vide ne serait nullement "toucher" la forme. Il y a là comme un équivalent de cette "épiphanie des incorporels" que l'art byzantin a excellé à suggérer, par de tout autres moyens. En fait se trouve suggérée une apparition dans la quarta dimension, la seule où peuvent apparaître les Invisibles. Un exemple de ces figures n'immanant pas à une matière, puisque celle-ci en a été évacuée, se trouve dans la salle de musique du palais de 'Alî Kapou à Ispahan. Une explication technique est que ces figures servaient de "caisse de résonnance". La légende dit mieux : elles conservaient les vibrations sonores, si bien que le souverain, venant seul se recueillir dans la salle, entendait une seconde fois le concert. Car peut-être la seule trace que laisse l'apparition des Invisibles, est-elle une incantation sonore perceptible par la seule oreille du coeur."







En Islam iranien, Prologue, Henry Corbin.

vendredi 22 août 2008

La Conquête du courage


The soldier boy, "On Duty". Lithograph by Currier & Ives, 1864. Library of Congress.


"M'man, je me suis engagé, avait-il dit sans trop d'assurance.
- Que la volonté de Dieu soit accomplie, Henry", répondit-elle à la fin ; et elle se remit à traire la vache pie.
Quand il s'était arrêté, sur le seuil, son uniforme endossé, et dans les yeux l'animation des espoirs indéfinis qui imposait presque silence à l'ardent regret du foyer, il avait vu deux larmes couler sur les joues pâlies de sa mère. Pourtant, elle l'avait déçu en ne disant rien de son retour avec ou sur le bouclier ; à part lui il s'était préparé à une scène de beauté, il avait arrondi certaines phrases qu'il croyait pouvoir utiliser pour un effet attendrissant ; mais les paroles de sa mère détruisirent tous ses plans. Elle continua tout bonnement à éplucher des pommes de terre d'un air bourru et lui parla comme suit :
"Fais attention, Henry, aie l'oeil autour de toi pendant toutes ces affaires de bataille ; fais attention et prends bien soin de toi ; ne t'imagine pas que tu vas pouvoir ne faire qu'une bouchée de l'armée rebelle, comme ça, tout de suite, parce que c'est toi. Tu n'es, au juste, qu'un petit gars au milieu d'un tas d'autres et il faut que tu te tiennes tranquille, et que tu fasses ce qu'on te dira. Je sais bien comme tu es, Henry ! ... Je l'ai tricoté huit paires de chaussettes, et j'ai mis dans ton sac tes plus belles chemises, parce que je veux que mon garçon soit aussi bien nippé que n'importe qui à l'armée, et chaque fois qu'il y aura des trous, je veux que sans tarder tu me les renvoies pour que je les reprise... Et puis, prends bien garde de bien choisir tes fréquentations ; tu verras un tas de mauvais drôles, Henry ! L'armée les débride car ils n'aiment rien tant que de s'amuser à faire mal tourner un jeune gars comme toi, qui n'a jamais quitté son chez-soi, qui a toujours eu sa mère... et ils t'apprendront à boire et à jurer. Tiens-toi à l'écart de ces gens-là, Henry, je veux que tu ne fasses jamais rien, mon fils, que tu aurais honte que je sache. Figure-toi que je suis toujours là qui te vois. Si tu gardes cette idée dans ta tête, je suis persuadée que tu t'en tireras aussi bien qu'un autre. Il faut sans cesse te rappeler ton père, mon petit, et te souvenir qu'il n'a jamais pris une goutte de liqueur de sa vie et qu'il n'a jamais prononcé un vilain juron... Je ne vois pas ce que je puis te dire de plus, Henry, excepté, peut-être, qu'il ne faudra jamais flancher à cause de moi, mon gars, et que s'il arrivait que tu aies à choisir entre te faire tuer et quelque chose de pas bien, alors, Henry, ne pense jamais qu'à ce qui est bien, parce qu'il ne manque pas de femmes qui sont forcées d'endurer de cruelles afflictions, par le temps qui court, et le Seigneur a soin de nous tous ! N'oublie pas ce que je t'ai recommandé pour les chaussettes et les chemises, mon petit, et j'ai mis une calotte de framboises confites dans ton paquet, parce que je sais que tu les aimes mieux que tout. Au revoir, Henry, ouvre l'oeil et sois un bon gars."

"La nuit venue, la colonne se fragmenta en régiments qui entrèrent dans les champs pour y dresser leur campement. Des tentes surgirent comme une étrange végétation ; des feux nombreux s'épanouirent rouges, comme une floraison magique diaprant la nuit."

"Quand la nuit revint, les colonnes, transformées en longues trainées violettes, enfilèrent deux ponts de bateaux. Un grand feu teintait d'une lueur vineuse les miroitements de l'eau ; ses rayons, se reflétant sur la masse mouvante des troupes, éclataient çà et là en éclairs d'argent ou d'or. Sur l'autre rive, une chaîne de collines sombres et mystérieuses s'incurvait contre le ciel ; la voix des insectes nocturnes montait, solennelle."


Stephen Crane, La conquête du courage.

On s'en fout

Laure Manaudou s'installe à Paris.

mercredi 20 août 2008

Soleil trompeur


Un film fabuleux de bout en bout, dont le début et la fin sont les même deux points sombres, lugubres, d'un appartement moscovite, où Mitia joue sur la mort. Entre ça, tout le monde, journée radieuse, un monde agréable, fantaisiste et léger, cette merveilleuse folie des artistes russes, derniers aristocrates de ce monde, une journée de blé, d'eau miroitante, de fanions rouges, où les komsomols côtoient les dernières vieilles dames de la "Belle époque".

Aux premières images, la victime désignée, le colonel, apparaît comme un brave gars, loyal et droit dans ses bottes, paternaliste et affectueux envers ses hommes, le nouveau barin des paysans venus l'appeler au secours. Tout cela jusqu'à ce que Dimitri fasse son entrée dans la villa. Car alors qu'il vient comme l'émissaire de la mort, tout de suite, en quelques notes de piano, comme le reste de la famille, on lui fait fête, séduisant et bouffon jusqu'au bout, frêle devant les épaules musclées de sa victime, encaissant ses coups de poing avec le sourire, sans veulerie, sûr du rôle qu'il joue, celui du "paie-tes-dettes".

A côté Maroussia fait elle, véritablement veule, d'abord indignée et puis facilement apaisée par les biceps et les coups de rein musclés : en gros, pour adoucir bonbonne, tu la tringles... C'est peut-être cela que Mitia ne pardonne pas à Kotov, ou à la Révolution, d'avoir transformé la fillette des années heureuses, en femme à soldat, pire, à officier qui bombe le torse et le ventre : "Il y a, vois-tu, Chérie, le Devoir et la Peur, moi, c'est le Devoir..."

Ce qui fait qu'à la fin, quand, dans l'automobile de la NKVD, tout bascule, c'est plus le dégoût qui l'emporte que la pitié.

Quant à Nadia, trompée tout le long du film et aimant jusqu'au bout, c'est la Russie toute neuve, celle des enfants ingénus nés sous Staline et le Soleil trompeur de la patrie, qui finira au Kazakhstan, en compagnie des relégués du Pavillon des Cancéreux.

Après la chute de la dernière séquence, si déterminée à être désespérée, repentir après 15 ans, puisqu'une suite est en cours. Pour le coup, c'est casse-gueule.

samedi 16 août 2008

"Chapeaux bas !"


"Kostoglotov n'arrivait pas à digérer ce qu'il avait entendu dire à ceux qui étaient restés en liberté : que ce jour-là, deux ans plus tôt, les vieillards avaient pleuré, les jeunes filles avaient pleuré, que c'était soudain comme si le monde s'était trouvé orphelin. Il n'arrivait pas à se l'imaginer, parce qu'il se rappelait comment cela s'était passé chez eux. Un beau jour on ne les avait pas emmenés au travail, on n'avait pas ouvert les baraquements où ils étaient parqués. Et le haut-parleur, en dehors de la zone, que l'on entendait toujours, avait été stoppé. De tout cela, il ressortait clairement que les autorités avaient perdu la tête, qu'il leur était arrivé un grand malheur. Or, un malheur pour les patrons, c'est une joie pour les bagnards ! On ne travaille plus, on peut rester coucher, la ration est livrée à domicile. D'abord, on avait dormi tout son soûl, puis on avait commencé à trouver ça bizarre, puis, ça et là, on s'était mis à jouer de la guitare, de la bandoura, à aller d'une baraque à l'autre en essayant de deviner. On a beau enterrer le bagnard au fin fond d'un trou perdu, la vérité finit toujours par filtrer, toujours ! - par la boulangerie, par la chaufferie, par la cuisine. Et la chose avait commencé à se répandre ! Pas très fermement d'abord : quelqu'un parcourait le baraquement, s'asseyait sur les planches : "Ohé, les gars ! Il paraît que l'ogre a crevé... - Sans blagues ? - Pas possible ! - Tout à fait possible ! - Il était temps !" Et un grand rire en choeur ! En avant les guitares, en avant les balalaïkas ! Mais vingt-quatre heures durant, les baraquements étaient restés fermés. Et le lendemain matin (il gelait encore, comme il se doit en Sibérie), on avait fait aligner tous les détenus sur le lieu de rassemblement ; le major, les deux capitaines, les lieutenants, tout le monde était là; Et le major, le visage noir tellement il était malheureux, avait annoncé :
"C'est avec une profonde affliction... hier à Moscou..."
Et un sourire, il fallait se retenir pour ne pas jubiler ouvertement, avait illuminé toutes ces gueules de bagnards, sombres, grossières, rugueuses, avec leurs pommettes saillantes. Et voyant s'épanouir ces sourires, le major, hors de lui, avait commandé :
"Chapeaux bas !"
Et l'espace d'un instant, tout était resté en balance, sur le tranchant du couteau : désobéir, ce n'était pas encore possible ; obéir, c'était trop vexant. Mais, devançant tout le monde, le bouffon du camp, un humoriste-né, avait arraché son bonnet "à la Staline", en imitation de fourrure, et l'avait lancé en l'air ! Il avait obéi !
Et des centaines d'yeux l'avaient vu ! Et des centaines de mains jetaient leurs bonnets en l'air !
Et le major avait dû avaler !
Et voilà qu'à présent Kostoglotov apprenait que les vieillards avaient pleuré, que les jeunes filles avaient pleuré, et que le monde entier paraissait être devenu orphelin..."

Alexandre Soljenitsyne, Le Pavillon des Cancéreux

La route "étroite et difficile" qui mène vers les districts du nord


"Pendant que j'étais en train de discuter avec Suzy, la salle s'est remplie d'ombres menaçantes. Des hommes silencieux, sans odeur, ni couleur. Ils mangent en me jetant, de temps en temps, un coup d'oeil ni curieux, ni méfiant. Comment qualifier ce type de regard ? J'ai l'impression d'être regardé par quelqu'un qui a déjà vu le film et ne l'a pas aimé. Il paraît que c'est notre odeur qui les suffoque, celle de l'ambition, car ils sont complètement dépouillés d'ambition. Alors qu'on se fait encore des projets. Et nos projets sont un mélange de fric, de volonté et d'idées reçues. Ils sentent quoi, eux ? Ils n'ont plus d'odeur. Ils sont à la fin du voyage."

"Sur mes rares photos d'adolescence, j'ai toujours un livre en main. Même celles où je suis en train de bavarder avec mes camarades de classe. Ceux que je croise sur mon chemi aujourd'hui me le rappellent. Il n'y avait, semble-t-il, pas moyen de communiquer avec moi. J'étais toujours plongé dans un livre. J'ai une photo où je suis en train de lire couché sur le plancher avec ma mère, à l'arrière, repassant mon uniforme d'école. ça devait être un dimanche après-midi. Ma mère me poussait sûrement à sortir, à aller sur la place ou au cinéma avec les copains, mais je ne voulais que lire. Ni le soleil, ni la lune, ni les filles ne m'intéressaient alors. Seul le voyage que permettait la lecture. Je n'étais jamais rassasié. Je rêvais qu'un jour j'entrerai dans un livre pour ne plus jamais revenir."

"Kawabata a beau avoir eu le prix Nobel, c'est Mishima qui représente le Japon. A surveiller tous ces intellectuels qui font des poids et haltères jusqu'à en avoir la migraine. Cette double puissance (un esprit raffiné dans un corps musclé) peut monter à la tête. Un intellectuel qui peut aussi te casser la gueule finit toujours, les manches retroussées et en sueur, en train de haranguer une foule."

"Entre les voitures, je cherche la fameuse barrière que Basho fut si heureux de franchir pour prendre la route "étroite et difficile" qui mène vers les districts du nord."



Dany Laferrière, Je suis un écrivain japonais .

vendredi 15 août 2008

Tous les touristes sont Japonais


"Quant au Japonais qui ne cesse de phtographier le monde : le voit-il ? Il ne voit même pas les deux éléments qu'il tente de photographier : son compagnon de voyage et le monument que ce dernier cache presque. La tour Eiffel est là pour témoigner que cet homme est passé un jour à Paris. Mais en faisant le même sourire large et impersonnel devant tous les monuments de la Terre, celui-ci annule le caractère intime du moment. Le Japonais devient lors aussi intemporel que la tour Eiffel. On pourrait croire que c'est la tour Eiffel qui se fait photographier derrière un Japonais souriant."

Je suis un écrivain japonais, Dany Laferrière.

jeudi 14 août 2008

"Si plein de vie et épuisé à la fois"


Dans Je suis un écrivain japonais, ces mots de Laferrière pour décrire Nicolas Bouvier, brièvement rencontré entre deux avions : "Si plein de vie et épuisé à la fois. Sa valise au pied de la table." J'imagine, oui, qu'il devait en être souvent ainsi, pour ce voyageur forcené : se souvenir de la fièvre du Journal d'Aran , de celle du Poisson-scorpion

lundi 11 août 2008

La nostalgie de l'est


"Ayant vu l'éclair à l'est, il a la nostalgie de l'est,
L'eût-il vu à l'ouest, il aurait eu la nostalgie de l'ouest.
Car mon amour est pour l'éclair et sa fulguration,
Non pour les lieux et terres.
La brise rapporta ce propos,
Transmis par mon chagrin, ma tristesse, ma mélancolie,
Mon ivresse, ma raison, ma nostalgie, ma passion,
Mes larmes, mes paupières, ma flamme, mon coeur :
"Celui que tu aimes est dans ton coeur,
Les soupirs le tournent et le retournent !"
Et moi à la brise : "Rapporte-lui que c'est lui
Qui allume le feu dans le coeur !
L'éteint-il, ce sera l'union sans fin,
L'attise-t-il, qu'y pourra l'amoureux ?"

"Je sacrifie mon âme aux belles Arabes distantes !
Comme elles se jouent de moi qui embrasse leurs demeures !
Si tu t'égares derrière elles,
L'effluve qu'elles exhalent t'indique le chemin.
Et si la nuit sans lune descend sur moi,
En évoquant leur souvenir, je chemine dans l'éclat de la lune.
Et si nuitamment je poursuis leurs montures,
La nuit devient pareille au soleil du matin.
J'en courtisai une
A la beauté suprême.
Se dévoile-t-elle, ce qu'elle montre est lumière
Comme un soleil sans mélange.
Soleil son visage, nuit sa chevelure,
Merveille d'image du soleil et de la nuit réunis !
Nous sommes dans la nuit en pleine lumière du jour,
Et nous sommes à midi dans une nuit de cheveux !"

Ibn Arabî, Le Chant de l'ardent désir , trad. Sami-Ali.

"Mes bien-aimés, où sont-ils ?"



"... Prodige ! Une jeune gazelle voilée
Montrant de son doigt pourpré et faisant signe de ses paupières !
Son champ est entre côtes et entrailles,
O merveille, un jardin parmi les flammes !
Mon coeur devient capable de toute image :
Il est prairie pour les gazelles, couvent pour les moines,
Temple pour les idoles, Mecque pour les pèlerins,
Tablettes de la Thora et livre du Coran.
Je suis la religion de l'amour, partout où se dirigent ses montures,
L'amour est ma religion et ma foi."

"Mes bien-aimés, où sont-ils ?"
Je t'adjure : "Où sont-ils ?"
En image je les vis,
Me les montras-tu en vrai ?
Maintes fois, maintes fois je les cherche,
Maintes fois je demande leurs faveurs !
Rassuré par la proximité/l'éloignement,
Je crains pour mon anéantissement.
Puisse mon bonheur s'interposer
Entre eux-mêmes et la distance,
Afin que l'oeil en jouisse
Et que cesse : "Où sont-ils ?"

Ibn Arabî, Le Chant de l'ardent désir , trad. Sami-Ali.

mercredi 6 août 2008

"Les truands ne sont pas des Russes pour moi"


Comme Varlam Chalamov, et comme, sans doute, tous les ZEK, Soljenitsyne hait les "droit commun", qu'il compare aux nazis, et comme Chalamov, les légendes autour du brave truand, du héros bagnard, les poésies à la Essenine, les films kitsch sur les voyous, le mettent hors de lui.

"- Je les déteste. (Son regard s'était perdu dans le lointain, cruel, et sa machoire eut un petit mouvement latéral, particulièrement désagréable). Ce sont des créatures rapaces, des parasites, qui vivent toujours aux crochets des autres. ça fait trente ans qu'on nous rebat les oreilles avec eux, en disant qu'ils se rééduquent, qu'ils sont "socialement proches" mais eux n'ont qu'un principe, celui de Hitler : tant qu'on ne te... (eux ont recours ici à des gros mots, et ça fait très frappant, mais ça ne change rien au principe), tant qu'on ne te tue pas, reste tranquille et attend ton tour ; c'est ton voisin qu'on dépouille et pas toi, alors reste tranquille, attends ton tour. Ils ne répugnent jamais à piétiner celui qui est déjà à terre, et nous, nous les aidons à forger leurs légendes, et jusqu'à leurs chansons qui parviennent à l'écran !
- De quelles légendes parlez-vous ? dit-elle en regardant en l'air avec un air coupable.
- Faudrait un siècle pour tout vous raconter ! Tenez, en voicin une, si vous voulez. (Maintenant, ils étaient tous deux debout près de la fenêtre. Oleg, sans aucun rappot avec les paroles qu'il disait, la prit impérieusement par les bras et il lui parlait comme à une cadette). Afin de passer pour des brigands généreux, les truands se vantent toujours de ne pas détrousser les pauvres et de ne pas enlever aux détenus "la béquille sacrée", c'est-à-dire la ration minimum du prisonnier, et ils prétendent qu'ils ne volent que le surplus. Mais en 1947, au centre de transit de Krasnoïarsk, dans notre taule, il n'y avait pas un seul "castor" c'est-à-dire qu'il n'y avait personne à qui on pût rien prendre. Les truands étaient presque la moitié. Ils avaient faim - et ils se mirent à confisquer tout le sucre et le pain à leur profit. La population de la taule était assez originale : une moitié de "droit commun", une moitié de Japonais et deux Russes seulement, deux politiques, moi et puis encore un aviateur, connu pour ses expéditions arctiques ; d'ailleurs il y avait une île dans l'océan Glacial qui continuait à porter son nom, tandis que lui était en taule. Eh bien, les truands nous ont tout fauché sans vergogne, aux Japonais et à nous deux, pendant trois ou quatre jours. Et puis voilà que les Japonais se donnèrent le mot (on pigeait rien à ce qu'ils disaient) et en pleine nuit ils se relevèrent tous silencieusement, arrachèrent les planches de leurs bat-flanc, et au cri de "banzaï", ils se jetèrent tous sur les truands à bras raccourcis. Ce fut une rossée magnifique ! Fallait voir ça !
- Sur vous aussi ?
- Nous ? Et pourquoi donc ? Nous ne leur avions pas pris leur pain. Cette nuit-là, nous restâmes neutres, mais nos coeurs étaient avec le camp japonais. Le lendemain, l'ordre fut rétabli : nous eûmes nos rations de pain et de sucre. Mais voilà ce que fit l'administration de la prison : elle retira la moitié des Japonais de notre taule et elle nous ajouta un lot de truands frais et dispos pour renforcer ceux qui s'étaient fait rosser. Alors les truands se précipitèrent sur les Japonais ; ils avaient l'avantage du nombre, et puis ils avaient aussi des couteaux, d'ailleurs ils ont toujours tout ce qu'il faut. Ils les ont battus à mort, sauvagement - alors, l'aviateur et moi, on n'y a plus tenu, on s'est joints aux Japonais.
- Contre les Russes ?
Oleg lâcha les bras de Zoé, il se redressa. Ses mâchoires remuaient légèrement.
"Les truands ne sont pas des Russes pour moi."
Il leva la main, passa ses doigts sur sa balafre, comme pour la frotter : depuis le menton, en travers du bas de la joue, jusque dans le cou :
"C'est comme ça que j'ai attrapé un coup de couteau".
Le Pavillon des Cancéreux, Soljenitsyne.

lundi 4 août 2008

Dontsova et Sigbatov



"Sigbatov ! Elle pensait à Sigbatov ! Il y a vraiment des maladies ingrates pour lesquelles on dépense trois fois plus d'ingéniosité qu'à l'ordinaire, et on est, finalement, impuissant à sauver le malade. Lorsqu'on avait amené Sigbatov la première fois sur sa civière, le cliché radiographique avait montré une fracture complète de presque tout le sacrum. Les tâtonnements résidaient en ceci que tous avaient d'abord diagnostiqué un sarcome osseucx, même le professeur appelé en consultation, et qu'ensuite seulement, petit à pett, on avait conclu que c'était une tumeur à cellules géantes, quand dans l'os apparaît du liquide et que tout l'os se transforme en une sorte de gelée. Toutefois, le traitement était le même dans les deux cas.

Un sacrum, ça ne s'enlève pas, cela ne se scie pas : c'est la pierre angulaire sur laquelle tout repose. Il restait les rayons, et tout de suite à forte dose, car les faibles doses étaient impuissantes. Et Sigbatov avait guéri ! Son sacrum s'était raffermi ! Il avait guéri, mais, par suite des doses massives de rayons qu'on lui avait administrées, tous les tissus environnants étaient devenus ultra-sensibles et favorables à la formation de nouvelles tumeurs malignes. Et, lorsqu'il avait reçu ce tonneau sur le dos, un ulcère trophique était apparu. Et maintenant que son sang et ses tissus refusaient les rayons, voilà qu'une nouvelle tumeur ravageait son organisme et il n'y avait aucun moyen de l'enrayer, on ne pouvait que retarder ses effets.

Pour le médecin, c'était l'aveu de son impuissance, de l'imperfection de ses méthodes ; mais, pour le coeur du médecin, c'était la pitié, la pitié la plus banale : voilà un Tatar nommé Sigbatov, si doux, si gentil, si triste, tellement capable de gratitude, et tout ce qu'on pouvait faire pour lui, c'était prolonger ses souffrances...

Ce matin, Nizamoutdine Bakhramovitch avait convoqué le docteur Dontsova à ce propos, justement : il voulait qu'on accélérât la rotation des malades et, pour cela, que, dans tous les cas incertains où une amélioration décisive ne pouvait être garantie, ceux-ci fussent nvités à rentrer chez eux. Le docteur Dontosova était d'accord : leur vestibule, en bas, ne désemplissait pas de malades qui attendaient leur tour, parfois pendant plusieurs jours, et de tous les centres de dépistage du cancer établis dans chaque district leur arrivaient des demandes d'admission de malades. Elle était d'accord sur le principe ; or, nul mieux que Sigbatov ne tombait sous le coup de cette règle ; mais voilà ! lui, elle était incapable de le renvoyer. Trop longue et trop épuisante avait été la lutte pour sauver ce simple sacrum d'homme ; il lui était impossible, maintenant, de céder devant un raisonnement de bon sens, impossible de renoncer, dans cette partie d'échecs, à la simple répétition des coups que l'on tentait, avec l'espoir infime que ce serait en définitive la mort qui se tromperait, et non le médecin. A cause de Sigbatov, le docteur Dontsova avait même modifié l'orientation de ses recherches scientifiques : elle s'était plongée dans la pathologie de l'os, poussée par un seul désir : sauver Sigbatov. Peut-être y avait-il en bas, dans le vestibule, des malades dont la détresse était aussi grande, mais voilà, elle ne pouvait pas laisser partir Sigbatov, et elle emploierait toutes les ruses qu'il faudrait pour tourner la décision du médecin-chef."


Le Pavillon des cancéreux, Soljenitsyne.

Dans la vie on prend toujours le mauvais chemin au bon moment. Dany Laferrière.