jeudi 2 juillet 2009

Portrait de Fénelon par Saint-Simon


David d'Angers, 1826, Cathédrale de Cambrai
photo Camster2
Plus coquet que toutes les femmes, mais en solide, et non en misères, sa passion était de plaire, et il avait autant de soin de captiver les valets que les maîtres, et les plus petites gens que les personnages ; il avait pour cela des talents faits exprès. Une douceur, une insinuation, des grâces naturelles et qui coulaient de source, un esprit facile, ingénieux, fleuri, agréable, dont il tenait, pour ainsi dire, le robinet pour en verser la qualité et la quantité exactement convenable à chaque chose et à chaque personne ; il se proportionnait et se faisait tout à tous. Une figure fort singulière, mais noble, frappante, perçante, attirante ; un abord facile à tous ; une conversation aisée, légère et toujours décente ; un commerce enchanteur ; une piété facile, égale, qui n'effarouchait point et se faisait respecter ; une libéralité bien entendue ; une magnificence qui n'insultait point, et qui se versait sur les officiers et les soldats, qui embrassait une vaste hospitalité, et qui, pour la table, les meubles et les équipages, demeurait dans les justes bornes de sa place ; également officieux et modeste, secret dans les assistances qui se pouvaient cacher, et qui était sans nombre, leste et délié sur les autres jusqu'à devenir l'obligé de ceux à qui il les donnait, et à le persuader ; jamais empressé, jamais de compliments, mais une politesse qui, en embrassant tout, était toujours mesurée et proportionnée, en sorte qu'il semblait à chacun qu'elle n'était que pour lui, avec cette précision dans laquelle il excellait singulièrement. Adroit surtout dans l'art de porter les souffrances, il en usurpait un mérite qui donnait tout l'éclat au sien, et qui en portait l'admiration et le dévouement pour lui dans le coeur de tous les habitants des Pays-Bas quels qu'ils fussent, et de toutes les dominations qui les partageaient, dont il avait l'amour et la vénération. Il jouissait, en attendant un autre genre de vie qu'il ne perdit jamais de vue, de toute la douceur de celle-ci, qu'il eût peut-être regretté dans l'éclat après lequel il soupira toujours, et il en jouissait avec une paix si apparente, que qui n'eût su ce qu'il avait été, et ce qu'il pouvait devenir encore, aucun même de ceux qu'il approchait le plus, et qui le voyaient avec le plus de familiarité, ne s'en serait jamais aperçu. Parmi tant d'extérieur pour le monde, il n'en était pas moins appliqué à tous les devoirs d'un évêque qui n'aurait eu que son diocèse à gouverner et qui n'en aurait été distrait par aucune autre chose : visites d'hôpitaux, dispensation large, mais judicieuse, d'aumônes, clergé, communauté, rien ne lui échappait. Il disait tous les jours la messe dans sa chapelle, officiait souvent, suffisait à toutes ses fonctions épiscopales sans se faire jamais suppléer, prêchait quelquefois. Il trouvait du temps pour tout, et n'avait point l'air occupé. Sa maison ouverte, et sa table de même, avaient l'air de celle d'un gouverneur de Flandres, et tout à la fois d'un palais vraiment épiscopal ; et toujours beaucoup de gens de guerre distingués, et beaucoup d'officiers particuliers, sains, malades, blessés, logés chez lui, défrayés et servis comme s'il n'y en eût qu'un seul ; et lui ordinairement présent aux consultations des médecins et des chirurgiens, faisant d'ailleurs auprès des malades et des blessés les fonctions de pasteur le plus charitable, et souvent par les maisons et par les hôpitaux ; et tout cela sans oubli, sans petitesse, et toujours prévenant avec les mains ouvertes. Aussi était-il adoré de tous. Ce merveilleux dehors n'était pourtant pas tout lui-même. Sans entreprendre de le sonder, on peut dire hardiment qu'il n'était pas sans soins et sans recherches de tout ce qui pouvait le raccrocher et le conduire aux premières places.
Mémoires, Saint-Simon, t. IV, 1711-1714.

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Dans la vie on prend toujours le mauvais chemin au bon moment. Dany Laferrière.