jeudi 31 décembre 2009

Night's Watch

Night gathers, and now my watch begins. It shall not end until my death. I shall take no wife, hold no lands, father no children. I shall wear no crowns and win no glory. I shall live and die at my post. I am the sword in the darkness. I am the watcher on the walls. I am the fire that burns against the cold, the light that brings the dawn, the horn that wakes the sleepers, the shield that guards the realms of men. I pledge my life and honor to the Night's Watch, for this night and all the nights to come.
George R. R. Martin, A Song of Ice and Fire.




L'an dernier, j'avais lu à la même date un résumé de documentaire sur la possible fin de l'univers : soit les trous noirs, la matière noire gagne et l'univers s'effondre, soit l'univers les surmonte et entre alors dans une expansion infinie... Voilà qui rappelle fort la lutte des Quarante, voilà à quoi sert le Pôle du Monde, et tous nos actes de Djavanmardî ; voilà pourquoi Sohrawardî dit que le mal c'est la ténèbre, le non-être, et si cela est vrai, voilà pourquoi les Anges de Gitta Mallasz disent :Ou nous serons sauvés avec vous ou nous serons perdus avec vous". Je ne voyais pas bien comment un Ange pouvait disparaître parce qu'un homme n'avait pas été sage. Évidemment, s'il s'agit de sauver ensemble tout l'Univers... Voilà ce qui éclaire la Djavanmardî de Corbin : ce Dieu qui a besoin de nous comme nous avons besoin de Lui, que nous devons servir et défendre, c'est le Dieu de la Création ; au-delà, il y a peut-être le Dieu-au-dessus de Plotin et la Déité d'Eckhart qui survivra, mais c'est tout.

Ainsi l'enjeu du combat de Lumière des anciens Iraniens, des Imams ou des Quarante, celui de relier les mondes, de leur garder leur cohésion, de soutenir le monde, rejoint la découverte du possible chaos final. Évidemment un matérialiste dira que ce devenir est une affaire de hasard ; un "croyant" en ce combat que c'est notre foi qui sauvera le monde et, en une certaine mesure, ce que Dieu est pour nous.

Ayant une nature solaire, cette période de l'année que je déteste par-dessus tout, physiquement et mentalement, évoque plus que jamais pour moi la pesanteur du vide, de la déréliction, le point d'agonie du monde. Et pourtant tout le long de la terre, du monde, d'autres veillent aussi en cette période critique, plus forts et plus rayonnants que moi. C'est bien l'utilité des moines et des soufis, et de toutes les "Gardes de Nuit".


mercredi 30 décembre 2009

Le prochain qui n'est que prochain


Théodule-Augustin Ribot, av. 1870, Musée des Beaux-Arts de Pau

Ce que j'appelle la non-différence du Dire est, dans sa double négation, la différence derrière laquelle rien de commun ne se lève en guise d'entité. Et, ainsi, et rapport et rupture et, ainsi, éveil : éveil de Moi par autrui, de Moi par l'étranger, de Moi par l'apatride, c'est-à-dire par le prochain qui n'est que prochain. Éveil qui n'est ni réflexion sur soi, ni universalisation ; éveil qui signifie une responsabilité pour autrui à nourrir et à vêtir, ma substitution à autrui, mon expiation pour la souffrance et, sans doute, pour la faute d'autrui. Expiation, à moi impartie sans dérobade possible et à laquelle s'exalte, irremplaçable, mon unicité de moi.

Mais dans cette rupture, et cet éveil, et cette expiation, et cette exaltation, se déroule la divine comédie d'une transcendance par-delà les positions ontologiques.

Emmanuel Levinas,Entre nous (Essais sur le penser-à-l'autre): Gabriel Marcel.

Un Dieu Homme ?


Van Dyck, v. 1622, San Zaccaria, Venise


Le problème de l'Homme-Dieu comporte, d'une part, l'idée d'une humiliation que s'inflige l'Être suprême, d'une descente du Créateur au niveau de la Créature, c'est-à-dire d'une absorption dans la Passivité la plus passive de l'activité la plus active.

Le problème comporte, d'autre part, et comme se produisant de par cette passivité poussée dans la Passion à sa dernière limite, l'idée d'expiation pour les autres, c'est-à-dire d'une substitution : l'identique par excellence, ce qui est non interchangeable, ce qui est l'unique par excellence, serait la substitution elle-même.

(…)

Je pense que l'humilité de Dieu, jusqu'à un certain point, permet de penser la relation avec la transcendance en d'autres termes que ceux de la naïveté ou du panthéisme ; et que l'idée de substitution – selon une certaine modalité – est indispensable à la compréhension de la subjectivité.

(…)

C'est sans doute Kierkegaard qui a le mieux compris la notion philosophique de transcendance qu'apporte le thème biblique de l'humilité de Dieu. La vérité persécutée n'est pas pour lui simplement une vérité mal approchée. La persécution et l'humiliation par excellence à laquelle elle expose sont des modalités du vrai. La force de la vérité transcendante est dans son humilité. Elle se manifeste comme si elle n'osait pas dire son nom, elle ne vient pas prendre place dans le monde avec lequel elle se confondrait aussitôt comme si elle ne venait pas d'au-delà. On peut même se demander, en lisant Kierkegaard, si la Révélation qui dit son origine n'est pas contraire à l'essence de la vérité transcendante qui par là affirmerait son autorité impuissante contre le monde, on peut se demander si le vrai Dieu peut jamais lever son incognito, si la vérité qui s'est dite ne devrait pas aussitôt apparaître comme non dite, pour échapper à la sobriété et à l'objectivité d'historiens, de philologues et de sociologues qui l'affubleront de tous les noms de l'histoire, qui réduiront sa voix de fin silence aux échos des bruits qui se lèvent dans les champs de bataille et les marchés, ou à la configuration structurée d'éléments sans sens. On peut se demander si le premier mot de la Révélation ne doit pas venir de l'homme comme dans l'antique prière de la liturgie juive où le fidèle rend grâce non pas de ce qu'il reçoit mais de ce fait même de rendre grâce.

(…)

Comment attendre d'un autre qu'il se sacrifie pour moi sans exiger le sacrifice des autres ? Comment admettre sa responsabilité pour moi, sans aussitôt me trouver, de par ma condition d'otage, responsable de sa responsabilité même. Être moi, c'est toujours avoir une responsabilité de plus.

L'idée de l'otage, de l'expiation de moi pour l'Autre, où se renversent les relations fondées sur la proportion exacte entre les fautes et les peines, entre liberté et responsabilité (relations qui transforment les collectivités en sociétés à responsabilité limitée) ne peut s'étendre hors de moi. Le fait de s'exposer à la charge qu'imposent la souffrance et la faute des autres pose le soi-même du Moi. Moi seul, je peux sans cruauté être désigné comme victime. Le Moi est celui qui, avant toute décision, est élu pour porter toute la responsabilité du Monde. Le messianisme, c'est cette apogée dans l'Être – renversement de l'être "persévérant dans son être" – qui commence en moi.
Emmanuel Levinas,Entre nous (Essais sur le penser-à-l'autre) : Un Dieu Homme ?

Jon Snow


Tiré pour cette année à venir un des hexagrammes les plus déprimants du Yi King, le 62, Petit Excès, et sans mutation en plus, comme ça je sais que je vais barboter dans le Petit toute l'année, génial, merci. En même temps, relecture de A Song of Ice and Fire, cette fois en lisant tous les chapitres d'un personnage jusqu'au bout (en attendant A Dance of Dragons) et en revenant ensuite pour un autre, À cause de cette année 62, je commence par Jon, histoire de m'encourager. À la première lecture, je pensais d'abord être plus proche d'Arya ; je me rends compte maintenant que c'est peut-être Jon qui me ressemble le plus, le bâtard dévoué de la Garde de Nuit, le Loup blanc fidèle et intègre jusqu'à l'absurde, pour rien au fond, parce que. Comme ça. La Garde de Nuit.

mardi 29 décembre 2009

Le Moi et la totalité


photo Jahangir Ramzi
Dans le courage, en acceptant la mort, la volonté trouve son indépendance totale. Celui qui a accepté la mort se refuse jusqu'au bout à une volonté étrangère. Sauf si autrui veut cette mort même. L'acceptation de la mort ne permet donc pas de résister à coup sûr à la volonté meurtrière d'autrui. Le désaccord absolu avec une volonté étrangère n'exclut pas l'accomplissement de ses desseins. Le refus de l'autre, le vouloir décidé à la mort interrompant toute relation avec l'extérieur, ne peut empêcher que son œuvre ne s'inscrive dans cette comptabilité étrangère que la volonté défie et reconnaît par son suprême courage. La volonté, même dans le cas extrême où elle se résout à la mort, s'inscrit aussi dans les desseins d'une volonté étrangère. La volonté, par son résultat, se trouve à la merci d'une volonté étrangère.

Emmanuel Levinas, Entre nous (Essais sur le penser-à-l'autre) : Le Moi et la totalité.

"Marie retenait soigneusement toutes ces choses et elle les méditait."


Fra Angelico, 1440-41. couvent Saint-Marc, Florence

Dans l'Évangile selon saint Luc, l'Ange annonce à Marie que son fils va naître d'un souffle saint, qu'il reprendra le trône de David, et ce pour un règne sans fin, etc. Elle conçoit effectivement de façon peu ordinaire, donc il y a tout lieu de croire l'Ange. Puis, il y a les paroles d'Elizabeth, la venue des bergers à la naissance, etc., et Luc dit bien que "Marie retenait soigneusement toutes ces choses et elle les méditait." (19).

Et bien après tout cela, en plus de ce qui s'est produit auparavant pour Jean-Baptiste, on peut quand même s'attendre à ce que les parents soient un peu blasés quand, lors de la présentation au Temple, Siméon se met simplement à prophétiser ce qu'on leur répète depuis plus d'un an : qu'il s'agit de l'oint du Seigneur, le Christ. Eh bien non, malgré tout, "son père et sa mère étaient étonnés de ce qu'on disait de lui." Lc, 32.

S'imaginaient-ils que Dieu aurait pu faire un tel foin sur terre juste pour y mettre un bon menuisier de plus, un qui inventerait une nouvelle façon de tourner les pieds de table et les commodes de mariage ? Ça fait un peu long à la détente, tout ça.. On dirait le jeu de Daniel Radcliff, bouche ouverte et yeux écarquillés, quand ,au début de L'Ordre du phénix, Maugrey Fol-Œil écarte deux maisons moldus d'un coup de baguette pour faire apparaître la demeure de Sirius. On a envie de lui taper sur l'épaule à ce moment-là pour lui signaler qu'il va entamer sa 5ème année de Magie à Poudlard, au cas où il aurait oublié...

lundi 28 décembre 2009

Fils de Personne


Et puis voici un incident qui le juge : il a interdit à son fils d'acheter des billets de loterie. Pourquoi ? Parce que c'est idiot, parce que c'est immoral. Bien. Seulement, il a ajouté : "Si quelqu'un lui faisait cadeau d'un billet de loterie, il le donnerait à un pauvre, plutôt que le garder : ça lui salirait les mains." Ainsi, cet avocat opulent ne veut pas se salir les mains, mais ce qui est dégradant pour lui paraît fort bien convenir à un pauvre. Il pourrait déchirer son billet ou le donner à un homme de sa caste, mais pas du tout. C'est à un pauvre qu'il le destine, comme à un être de qualité inférieure pour qui ce qui vaut ne vaut plus. Le "à un pauvre" est le son fêlé que rend le mauvais métal.

(…)

Il resterait à savoir si cette morale de la qualité dont on nous parle peut s'exprimer et si on ne la trahit pas dès qu'on nous en parle. Le principal vice de l'avocat, c'est qu'il transforme en morale et en principes ce qui n'a de sens que comme un au-delà de la morale. Il se réclame d'une règle qui n'en est pas une et qui en tout cas exige qu'on ne s'en réclame pas et qu'on n'y voie jamais une règle. Il dit : cette morale qui est mienne. Cette seule parole prouve sa mauvaise qualité. Rien de plus bas ni de plus coupable que l'homme qui prêche au nom du silence et qui fait un lieu commun de l'énigme des sommets.

Maurice Blanchot, Chroniques littéraires du «Journal des débats»: Avril 1941 - août 1944 avril 1941-août 1944.

Joie : crainte et espoir d'un Minuit éternel


NASA


À la "patrie de la joie" claudélienne, Blanchot nuance en rappelant ce drame de la joie, déchirante et angoissante autant que le malheur, comme un soleil noir pourtant espéré qui rappelle tellement le soleil de Minuit des soufis en veille...


Ni l'effroi, ni l'angoisse, ni le désespoir, ni la conscience du péché, ni le vertige du mal n'ont trouvé d'expressions vraiment nouvelles dans l'œuvre claudélienne. Charles Du Bos l'a désignée comme la patrie de la joie. "La joie est le premier et le dernier mot de tout Claudel." Et en effet elle est avait tout un hymne ; elle est apparentée au soleil dont elle célèbre la profusion prophétique, elle est louange, moins par ce qu'elle exprime que par ce qu'elle est, moins à cause des chants qu'elle profère et des arguments qu'elle ordonne que par sa puissance jaillissante d'affirmation, la prodigieuse et inépuisable vie qu'elle répand dans un élan glorieux qui est sa découverte et sa révélation. Mais est-ce cela la pure essence de la joie ? Claudel se demande quelque part avec surprise pourquoi si peu de gens supportent la pensée de la joie. C'est peut-être qu'elle est aussi suprême détresse et non seulement rayonnement mais obscurité et ce triomphe éclatant de Midi à quoi répondent la crainte et l'espoir d'un Minuit éternel.
Maurice Blanchot, Chroniques littéraires du Journal des Débats, avril 1941-août 1944.

Un océan de jours


"What sort of things do you remember best ?" Alice ventured to ask.
"Oh, things that happened the week after next," the Queen replied in a careless tone. "For instance, now," she went on, sticking a large piece of plaster on her finger as she spoke, "there's the King's Messenger. He's in prison now, being punished : and the trial doesn't even begin till next Wednesday; and of course the crime comes last of all."
"Suppose he never commits the crime ?" said Alice.
"That would be all the better, wouldn't it ?"


Se souvenir que le Temps n'existe pas. Ou plutôt se souvenir de l'inexistence d'un temps linéaire, partant d'un point A vers un point B, d'un départ à une arrivée, le passé tombant dans l'inexistence, le futur y étant encore et le présent seul réel. Or, si ce temps n'existe pas (comme l'affirment par ailleurs les Anges de Gitta Mallasz, comme l'ont vu les mystiques qui ont fait ce saut hors du Temps, ou de cette impression illusoire de Temps), qu'est-ce que cela veut dire ? Que notre vie n'est pas un fleuve qui coule d'amont en aval mais un océan ; que ce qui est passé existe encore, autant que le présent, autant que le futur, non pas en cases ou lieux parallèles, vivant les uns à côté des autres au lieu de se succéder, mais que tout est rassemblé sur un même point dense, que tout converge et rayonne à la fois. Je vis déjà mon futur, je le vis parce qu'au moment où je suis là, je fais mes choix, certes ; mais on peut aussi le considérer dans l'autre sens : je fais aussi ces choix parce que le futur qui est leur conséquence est déjà là-bas.

Dès lors le problème du libre-arbitre n'est plus un problème. Nous sommes libres car nous faisons nos choix sans cesse, simultanément, comme autant de gestes reflétés dans une nultitudes de miroirs, autant devant que derrière nous. La vérité est que nous sommes dans un point où il n'y a plus ni lieu ni succession de mouvements mais où un geste est multiplié dans toutes les facettes de tous nos miroirs et sans que pourtant, il y ait, quelque part, un être plus réel que ceux des miroirs qui donnerait naissance à ces reflets. Cela n'a pas plus ni moins de sens de dire que le reflet dans le miroir lève le bras parce que je le lève, ou que je lève le bras parce que mon image-du-miroir-du-devant l'a fait.

Une fois, j'ai cru que Dieu m'avait trompé – pour mon bien, mais trompé tout de même, ce qui me déplaisait. Une fois, je lui ai demandé quelque chose, et j'ai senti que cela était accordé. Cela me fut réellement accordé. Mais ce n'est jamais survenu. Peut-être valait-il mieux qu'à ce moment-là je le crusse, mais ce n'était pas admissible un Dieu menteur. Jusqu'à ce que je comprenne qu'au moment même où cela m'était donné, même si je ne le savais pas (quoique...), il y avait aussi ce jour où des années plus tard, j'ai fait mon choix, tournant le dos à ce que j'avais si fortement et passionnément voulu. Ce n'est pas que Dieu, comme je le croyais, par une entourloupe bienveillante, m'accordait quelque chose dont Il repoussait l'accomplissement jusqu'à ce que je n'en veuille plus. Il me l'a donné et je ne l'ai pas reçu parce que je l'avais déjà refusé, des années plus tard.

Ainsi nous avons tort de nous tourmenter pour nos désirs, de nous épouvanter du Temps qui retarde leur accomplissement, de la distance entre nos cœurs et leurs buts : ils ne sont pas séparés, il y a un lieu où cela est déjà réalisé, accompli. Cela se fera puisque cela est, tout comme il y a un hiver et un printemps. Si cela ne se fait pas, c'est que cela n'est déjà pas, et il est donc inutile de se tourmenter. Dans le cas contraire, nous sommes déjà là où nous voulons être et c'est pourquoi certains rêves sont empreints de joie "par-avance", que certaines rencontres sont des retrouvailles joyeuses, et que d'autres rendez-vous serrent le cœur parce que ce sont déjà des adieux.

Ainsi rien de plus idiot que la peur de mal faire, de rater une marche ou un train, de faire un faux-pas, de tomber comme un fumnambule. Car si je devais tomber de ce fil je serais déjà à terre, et si je n'en tombe pas c'est que je suis déjà de l'autre côté, me regardant avancer.

Nous n'avançons pas sur une route en aveugle, sans voir les conséquences de nos choix. Nous sommes tout à la fois derrière nous, en nous, devant nous, et nos choix partent tous d'un seul point dense qui dit la même chose, qui n'est qu'une seule réponse, un seul oui ou un seul non comme la nuit de l'Alast, et nous décidons tout, pour tout, à tout moment, étant un seul corps dont la main, le bras, la jambe, le pied bougent tout ensemble sur une seule décision. Nous sommes une totalité, un océan de jours, d'instants simultanés.

Et pourtant, est-ce que cela signifie que tout est décidé d'avance ? Mais non ! Car :

"Suppose he never commits the crime ?" said Alice.
"That would be all the better, wouldn't it ?

dimanche 27 décembre 2009

"Il l'a fait tant de fois"


Lanza del Vasto rapporte dans un entretien avec un disciple, d'ailleurs peu fidèle, de Sânkara, le maître du Vedanta ; ce dernier, après avoir fait une profession de foi chrétienne très pure : "Je confesse que Jésus-Christ est le Fils de Dieu vivant, vrai homme et vrai dieu… etc", ajouta avec une sorte de colère, comme si quelqu'un l'eût contredit : "Et pourquoi, je vous prie, le Tout-Puissant ne pourrait-il s'incarner ?" "J'attendais, la bouche ouverte, la suite de ce discours, dit Lanza del Vasto, et la suite vint "Il l'a fait tant de fois".
Chroniques littéraires du «Journal des débats»: Avril 1941 - août 1944

Les étoiles et moi





Alors le noir complet ayant été fait, au son d'une très belle berceuse de Manuel de Falla, lentement (même si tout se déroula plus vite que dans la réalité, un un quart d'heure), se mit à tourner au dessus de ma tête le ciel de la nuit du 5 au 6 janvier 1932 sur la ville d'Alessandria. Je vivais, avec une évidence quasi hyperréaliste, ma première nuit de vie.

Je la vivais pour la première fois, car cette première nuit je ne l'ai pas vue, pas plus que ma mère sans doute, épuisée par l'accouchement. Mais mon père l'a peut-être regardée, debout en silence sur le balcon, un peu agité et sans sommeil à cause de l'admirable événement (du moins pour lui) dont il avait été le témoin et la lointaine cause concomitante.

Il s'agit d'un artifice mécanique réalisable ailleurs, et d'autres ont probablement vécu cette même expérience, mais vous me pardonnerez si, pendant ces quinze minutes-là, j'ai eu l'impression d'être le seul homme sur la surface de la terre (depuis la nuit des temps) s'unissant à sa propre Origine. J'étais si heureux que j'eus le sentiment (presque le désir) de pouvoir, de devoir mourir à ce moment-là –et les autres moments seront de toutes façon plus fortuits et inopportuns. Je pouvais mourir car j'avais désormais vécu la plus belle des histoires jamais lue au cours de ma vie, j'avais enfin trouvé l'histoire que nous recherchons tous dans les pages de centaines de livres ou sur l'écran de toutes les salles obscures : un récit dont les étoiles et moi étions les seuls protagonistes.

Entrer dans le bois



Alfred Kazin raconte qu'un jour Einstein, à qui Thomas Mann avait prêté un roman de Kafka, le lui avait rendu en disant : "Je n'ai pas réussi à le lire : le cerveau humain n'est pas complexe à ce point !"

Umberto Eco,Six promenades dans les bois du roman et d'ailleurs.

Hossein Alizadeh, Birds



mercredi 23 décembre 2009

Les plaintes de l'ombre


Matthew Boden


"Tu lui diras, s'il a trouvé, qu'il peut chercher encore plus loin. Et s'il n'a rien trouvé du tout, tu lui diras qu'il peut chercher encore. Mais seul."
Marius Grout, Passage de l'homme.

"L'humanité attend le divin. Il revient. Il ne revient pas.Et c'est leur drame. Et c'est leur jeu."
Jacques Audiberti, Retour du divin.

in Maurice Blanchot, Chroniques littéraires du «Journal des débats»: Avril 1941 - août 1944.

mardi 22 décembre 2009

La mystique d'Angelus Silesius


L'exigence que Silesius a en commun avec Eckhart et d'autres mystiques, comme saint Jean de La Croix, c'est que l'homme doit chercher Dieu par le non-savoir ; et l'exigence qu'il a en propre principalement avec Eckhart, c'est que cette recherche a des conséquences théologiques, qu'elle met en cause la notion même de Dieu par une dialectique dont le paradoxe est le principe. La connaissance suprême suppose un arrachement progressif à la connaissance. Ce que nous savons crée en nous un désir d'appropriation, se transforme en un objet qui a les limites de notre savoir et nous cache l'ignorance illimitée que nous sentons au-dessous et au-dessous de nous comme un double abîme ouvert. D'une certaine manière, il faut que nous allions de l'ignorance finie qui est à notre mesure et que dissipe le progrès du savoir à une ignorance infinie qui dépasse notre condition et qui est lié au sentiment d'un vide que rien ne peut combler. Que signifie l'expression : la connaissance de Dieu ? On ne connaît que ce à quoi l'on devient identique. Et devenir identique à Dieu exige de l'homme non seulement qu'il perde tout ce qui le fait homme, mais, plus encore, qu'il anéantisse tout ce qui lui fait croire qu'il connaît Dieu. Se perdre dans tous les sens du mot, trouver la mort et donner la mort à ce que l'on a et à ce que l'on est, voilà la seule voie de la connaissance. Cette voie est celle de la théologie négative, et Silesius n'innove en rien en la maintenant dans toute sa pureté. Toutes ses formules, "Il faut dépasser toute connaissance", "On ne saisit pas Dieu", "Plus tu le saisis plus il t'échappe", expriment cette fidélité à la tradition mystique que Plard résume parfaitement en ces termes simples : le progrès dans le savoir est un progrès dans l'ignorance. Ce qu'il est nécessaire d'ajouter, c'est que ce néant absolu de toute connaissance qui nous permet seul de nous unir au néant que doit être Dieu pour nous, cette vacuité suprême, cette pauvreté glaçante qui n'étreint rien pour étreindre tout se confond finalement avec l'amour, va de pair avec le don total qu'est l'amour. De là cet admirable distique :

"On aime aussi sans connaître.
J'aime une seule chose, et ne sais ce qu'elle est :

Et c'est ce non-savoir qui m'a fait la choisir."

Maurice Blanchot, Chroniques littéraires du «Journal des débats»: Avril 1941 - août 1944.

lundi 21 décembre 2009

Le drame de la joie est aussi difficile à supporter que celui du malheur


Ferdinand Bol, 1642, Gemäldegalerie, Dresde.

Être maudit, être béni, c'est apprendre avec une égale force l'étrangeté, le caractère incompréhensible du destin et recevoir en noir et blanc une lumière du vrai soleil. Entre ces deux situations il y a d'ailleurs une grande parenté. Toutes deux s'accompagnent d'angoisse, angoisse déchirante et tragique lorsque l'inconnu se révèle sous la forme d'un abîme, angoisse douce, bouleversante, quand l'inconcevable nous ravit et nous enlève à nous-mêmes. Le drame de la joie est aussi difficile à supporter que celui du malheur. Car l'un et l'autre nous mettent en contact avec une réalité originale, absurde, incompatible avec nos conditions de vie, toute-puissante, toute surprenante, qui n'a en elle-même aucun principe de fin, point d'issue, point de limite.

Maurice Blanchot, Chroniques littéraires du «Journal des débats»: Avril 1941 - août 1944.

mercredi 16 décembre 2009

Je touche presque au moment où je dois commencer et finir


Lubin Baugin, 1630, Galerie Spada, Rome.
J'avais conçu le dessein, écrit Montesquieu en tête d'un complément de L'Esprit des lois qu'il projetait, de donner plus d'étendue et plus de profondeur à quelques endroits de cet ouvrage ; j'en suis devenu incapable. Mes lectures ont affaibli mes yeux, et il semble que ce qui me reste encore de lumière n'est que l'aurore du jour où ils se fermeront pour jamais. Je touche presque au moment où je dois commencer et finir, au moment qui dévoile et dérobe tout, au moment où je perdrai jusqu'à mes faiblesses mêmes. Pourquoi m'occuperais-je encore de quelques écrits frivoles ? Je cherche l'immortalité, et elle est dans moi-même.

in Maurice Blanchot, Chroniques littéraires du «Journal des débats»: Avril 1941 - août 1944.

Dans la vie on prend toujours le mauvais chemin au bon moment. Dany Laferrière.