samedi 19 février 2011

LIU



"Voyager est un dur labeur, lui dis-je. Le danger n'est pas excitant, c'est juste la preuve de ton incompétence."
Ma Jian, Chemins de poussière rouge.

Une des phrases les plus justes sur le voyage que j'ai jamais lues. Très en phase avec les aléas de l'hexagramme 56 du yi king, LIU, le Voyageur. Le voyage ne requiert pas d'être brave, mais avisé. Se retrouver dans une situation où il faut faire preuve de courage (et plus encore, de chance), c'est avoir commis, au préalable, une erreur de jugement. C'est pour cela que le voyage est une des meilleures écoles de frousse et de modestie. 

vendredi 18 février 2011

Amitabha-Mao





Une pique très bien envoyée d'un bouddhiste à un chrétien, sur ce christianisme qui porte l'horreur de la mort, en comparant la sérénité des représentations du bouddha avec le crucifié du catholicisme occidental : l'impression qu'ici, qu'on s'agenouille devant le cadavre et non le ressuscité. Je me souviens que mon premier acte de 'rébellion' avait été, à quatre ans, de déclouer un Christ en croix auquel ma mère tenait beaucoup car il lui venait de sa grand-mère. Devant m'expliquer, j'ai répondu : "Ça lui faisait mal." Mon côté Harry Potter-machine-to-save-people…

Bref, moi non plus, je n'ai jamais aimé cette adoration du cadavre en croix. Mais dans ce passage, Ma Jian montre aussi les déconvenues que tout pèlerin peut éprouver devant un lieu soi-disant sacré mais en fait 'déshabité', l'ironie devant des images pieuses si facilement ridicules (la piété frôle toujours le ridicule, d'où la méfiance du rire dans beaucoup de religions car, comme le dit Guillaume de Baskerville : "Le devoir de qui aime les hommes est peut-être de faire rire de la vérité, faire rire la vérité, car l'unique vérité est d'apprendre à nous libérer de la passion insensée pour la vérité") , mais surtout nous amène à la conclusion inattendue, qui est aussi la découverte du voyageur : un visage serein peut évoquer aussi la hideuse dictature. Ou plutôt, il y a, dans la sérénité souriante immuable, la source des bons sentiments et du 'tout va toujours très bien' des mondes totalitaires. Ce qui fait qu'un dieu grimaçant ou un bouddha souriant ont, tous deux, leurs inconvénients.



Devant moi se dresse le versant à pic des collines du Sable chantant, reliées par de nombreux dédales aux célèbres grottes de Mogao. Du quatrième au dixième siècle, des communautés de moines bouddhistes taillèrent ces châsses dans la falaise, puis les décorèrent de peintures murales et de statues colorées. J'en ai vu d'innombrables représentations dans des livres d'histoire de l'art. Je sais que sur ces murs sont peints de gracieuses apsaras, des scènes de la vie du premier bouddha, Sakyamuni, et des portraits de marchands de la route de la Soie qui participèrent financièrement à la construction des grottes pour s'assurer un voyage en toute sécurité à travers le désert. Je sais que dans l'une de ces grottes se trouve une statue de trente-trois mètres de haut d'Amitabha, le disciple de Sakyamuni, dont la sagesse rayonnante transformait les désirs ardents en lumière infinie. J'ai vu une photographie de l'immense bouddha, allongé, attendant la mort, un sourire sur le visage. Son expression tranquille m'a touché plus profondément que le regard torturé du Christ que j'ai pu voir sur des images. Le bouddhisme enseigne à l'homme la transcendance du monde matériel et lui apprend à considérer que la vie et la mort sont sans importance. Le christianisme lui, pousse l'homme à chérir la vie et à craindre la mort.
J'achète un billet d'entrée chinois et prends la file de droite. Les étrangers prennent le chemin de gauche. Je suis le flot de touristes, pointant à chaque grotte où nous passons. La plupart des grottes sont fermées et il est interdit de même jeter un œil à travers les grilles. Les gens, devant et derrière moi, discutent et mangent. Quelques-uns ont des radio-cassettes portables et écoutent des hymnes révolutionnaires ; lorsque les piles sont déchargées, ils règlent la radio sur un programme de la rivière Jaune. Quatre grottes sont ouvertes au public, mais, comme elles ne sont pas éclairées, je ne peux pas voir les fresques. Au cours des siècles, les temples troglodytes ont été érodées par le vent et salis par la fumée des feux de bois allumés par des générations de squatters. Il est difficile de ressentir la sainteté de ces lieux. Je ne vois que des murs écroulés. La statue de Vajrapani en colère, jetant des regards noirs, est cassée à hauteur des lèvres, ce qui lui donne un air ridicule. Lorsque j'atteins la grotte d'Amitabha assis haute de neuf étages, la foule converge. Les hommes et les femmes du groupe de touristes japonais portent des chapeaux blancs et tiennent des drapeaux rouges. Les blonds Américains avec leurs appareils photos suspendus à leur épaule encerclent le bouddha et le scrutent, la bouche ouverte.
Je regarde Amitabha, moi aussi : ses sourcils délicats, ses yeux en amande, un air de sublime compassion, et je me sens minuscule, insignifiant. Lorsque je psalmodiais son nom au temple de Jushilin, je sentais parfois mon esprit s'élever de mon corps et entrer dans un autre monde. L'impression de calme et de vide me libérait.
Je dois m'asseoir. Je suis bouddhiste. Mon esprit doit se concentrer sur ce point. J'ai lu les Écritures et je comprends le concept de réincarnation et la loi du juste châtiment. Je suis venu ici pour apaiser mon cœur et me débarrasser des préoccupations. Je jette un regard à la peinture représentant le paradis de l'ouest d'Amitabha, mais les scènes de vêtements poussant sur les arbres, de pommes volant jusqu'à la bouche ne satisfont pas mon désir de renaître ici. Les touristes bavardent comme des singes en grimpant les marches ; ils regardent d'un air bête le bouddha, assis, immobile et oublieux. Je regarde à nouveau son visage et, soudain, il me rappelle Mao Zedong. J'ai dessiné le portrait du président des centaines de fois, de l'école primaire jusqu'à treize ans, Et plus j'observe Amitabha, plus je trouve qu'il ressemble au vieux Mao.

Je sors hébété. C'est le plus grand bouddha que j'aie jamais vu de ma vie, mais je ne me souviens de rien. Je suis plus troublé que lorsque je suis arrivé. Peut-être devrais-je acheter un billet pour étranger et y retourner ? Certes, il est évident que les étrangers visitent les plus belles grottes. Mais je n'y reviendrai pas aujourd'hui. Je me souviens encore du regard ahuri du garçon de Hong Kong ; je laisse les grottes derrière moi et marche vers les dunes désertes.
Chemins de poussière rouge, Ma Jiang.

jeudi 10 février 2011

Les indignés


En ces temps où l'on débat de la pertinence de l'indignation, je tombe sur un point de vue net et clair : indignez-vous tant que vous voulez, c'est de la daube. 

Et ce, de la part d'un écrivain qui a fait tout ce qu'il a pu pour indigner, même post-mortem, c'est finalement assez drôle. On dirait qu'il ricane au nez de ses contempteurs, passés, présents, futurs, tous des petits joueurs, rien que ça.

Souvent j'en croise, à présent, des indignés qui ramènent… C'est que des pauvres culs coincés… des petits potes, des ratés jouisseurs… C'est de la révolte d'enfifrés… c'est pas payé, c'est gratuit… Des vraies godilles…
Ça vient de nulle part… du Lycée peut-être… C'est de la parlouille, c'est du vent. La vraie haine, elle vient du fond, elle vient de la jeunesse, perdue au boulot sans défense. Alors celle-là qu'on en crève. Y en aura encore si profond qu'il en restera tout de même partout. Il en jutera sur la terre assez pour qu'elle empoisonne, qu'il pousse plus dessus que des vacheries, entre des morts, entre les hommes.
*
La peine en ce temps-là on en parlait pas. C'est en somme que beaucoup plus tard qu'on a commencé à se rendre compte que c'était chiant d'être travailleur. On avait seulement des indices.
Mort à crédit, Céline.

mardi 8 février 2011

Au milieu du chemin de notre vie



Le titre reprend les premiers mots de la divine comédie, mis en exergue,

Au milieu du chemin de notre vie, je me trouvais dans une forêt obscure, car j'avais perdu la droite voie.
Ah ! qu'il est dur de dire ce qu'elle était, cette forêt sauvage, âpre et rude, dont le souvenir renouvelle ma peur !
Elle est si amère que la mort ne l'est guère plus ; mais pour traiter du bien que j'y trouvais, je parlerai des autres choses que j' y ai découvertes.

Le sens du titre et de cet exergue nous sont donnés, certes un peu mystérieusement, dès les premiers mots du récit :

COMMENCER ET FINIR est une chose possible n'importe où car nous n'avons pas fait un pacte avec la victoire mais avec la lutte.
En 1953, Josef Jedlicka a 26 ans. Il n'est donc pas tout à fait au milieu de sa vie, puisqu'il va mourir en 1990. Peut-être avait-il malgré tout ce sentiment, qui lui permettait de regarder en arrière – sa vie d'étudiant, de jeune époux-jeune père, et les trois années passées à Litvinov, "vestige des profondes forêts qui, il y a vingt ans encore, s'avançaient loin dans l'intérieur du pays. Il y aurait eu même du gros gibier, des sangliers qui fougeaient dans les feuilles tombées au pied des hêtres, des biches qui filaient de nuit à travers les zébrures claires des tranchées." Un temps abri des fuyards au moment de l'annexion allemande, la forêt disparaît pour laisser place à un grand complexe d'usine qui fut aussi le cimetière des STO qui le construisirent, tout en détruisant la forêt. Après la guerre, entre les ruines et les cratères des bombes, une cité ouvrière fut bâtie à la hâte par les jeunesses communistes. Des pavillons identiques, où jardinier pour soi était mal vu (collectivisme oblige) une Maison collective inspirée de Le Corbusier, qui se dégrade et se casse aussi vite qu'une barre dans le 93… Et c'est dans ce lieu sinistre, coincé dans le béton et la boue que Josef Jedlicka, exclu de l'université à 22 ans pour avoir critiqué le parti et qui, depuis, a fait mille métiers, part pour un exil d'une durée indéterminée, pour des raisons qui restent floues dans le récit, sinon que l'on comprend qu'il est politiquement suspect et séparé, au moins au début, de sa femme et de son jeune fils. C'est donc un récit plus ou moins autobiographique et le narrateur est un double proche de l'écrivain, un récitant fictif, qui s'adresse à la femme aimée, à l'enfant, comme aux êtres d'un passé perdu sans espoir de retour.

À partir de cette fracture – avant, après – où  commence le livre, une série de courts épisodes, scènes, souvenirs s'enfilent, comme on égrène un chapelet, sans ordre chronologique, le temps de la jeunesse étudiante se mêlant aux souvenirs d'ateliers, avec aussi le passé, le présent et ce qu'il advient de Litvinov sur une ou deux générations : des noms, des histoires surgissent, disparaissent, que l'on retrouve plus loin ou pas. La polyphonie peut évoquer Manhattan Tranfer mais à ceci près que le roman de Dos Passos évoquait plutôt une trame tissée de plusieurs histoires entrecroisées mais qui suivait une ligne narrative. Litvanov est plutôt un patchwork décousu, sans souci de continuité linéaire ou bien, comme l'auteur le dit lui-même, un recueil "encyclopédique" sans autre intention que de montrer :

J'écris une encyclopédie, je rends témoignage, en me cachant du regard fureteur du policier, sous les yeux du monde entier, à l'étage de ce pavillon branlant qu'ouvrent toutes les clefs. Il y a pourtant beau temps qu'il n'est plus question d'expliquer le monde, tout ce qui compte en ce moment, c'est le destin.

Autre parenté avec ce qui ressort d'une liste, ou d'un dictionnaire, le fait que chaque récit commence en majuscules, le livre n'étant pas ainsi découpé en chapitres, mais aligne une suite d' "entrées" comme celles d'un dictionnaire. Voilà pour la forme. Quant au fond, il est tout à fait à l'image de cette ville ouvrière passée au rouleau compresseur de l'uniformité communiste : tout a la couleur de la boue, de la brique ou du béton. Et petit à petit Litvinov se relève de la guerre, les ouvriers économisent pour des machines à laver, des téléviseurs, suivent des cours de littérature tchèque pour devenir contremaître et pour un jour, achetant une Spartak, déclarer à la nuit et au monde : "Maintenant, nous avons tout !"

Le livre commencé par le milieu ne se termine pas par la fin même si l'on devine que le séjour à Litvinov s'achève, mais "LE RÉCIT SE POURSUIT, car "il n'y a pas d'autre issue".

La vie est au milieu de son chemin et le récit se poursuit. Adieu !
Commencer et finir est une chose possible n'importe où, mais tout ce qui compte encore, c'est le chemin, d'ici là.

Et de fait, arrivé au terme du récit, on se dit que l'on pourrait en commencer ou en recommencer la lecture dans n'importe quel ordre ou désordre, par les dernières pages ou le milieu, ou aléatoirement, car à moins d'être totalement averti de la vie de Jedlicka et de la vie quotidienne sous la Tchécoslovaquie communiste, le lecteur est condamné à passer de fragments en fragments, avec des noms ou des allusions mystérieuses à l'actualité d'alors. 

Il est dommage que l'édition ait choisi d'adopter le même flou dans l'appareil critique, qui se résume aux notes explicatives du traducteurs et à quelques extraits de correspondance. Aucune biographie de Jedlicka n'est fournie, et les circonstances dans lesquelles ce récit a été écrit ne nous sont guère données que par la quatrième de couverture, ce qui est succinct. Une présentation un peu plus soignée de ce livre n'aurait pas nui à l'appréciation du récit.

samedi 5 février 2011

Mort à crédit





Perles drôles-amères piquées dans Mort à Crédit :

Dans le noir, derrière la tante, derrière son fauteuil, y avait tout ce qui est fini, y avait mon grand-père Léopold qui n'est jamais revenu des Indes, y avait la Vierge Marie, y avait Monsieur de Bergerac, Félix Faure et Lustucru et l'imparfait du subjonctif. Voilà.
*
Ce qui me taquinait chez eux, c'était de foutre en l'air le pot de colle, toujours en branle sur le réchaud. Un jour je me suis décidé. Mon père en apprenant ça, il a prévenu tout de suite Maman, que je l'étranglerais un jour, que c'était bien dans mes tendances. Il voyait tout ça.
*
Dans la journée c'était pas drôle. C'était rare que je pleure pas une bonne partie de l'après-midi. Je prenais plus de gifles que de sourires, au magasin. Je demandais pardon à propos de n'importe quoi, j'ai demandé pardon pour tout.
*
Une fois qu'il m'avait corrigé il restait longtemps encore derrière les barreaux, il contemplait les étoiles, l'atmosphère, la lune, la nuit, haute devant nous. C'était sa dunette. Je le savais moi. Il commandait l'Atlantique.
*
Maman va dérouiller c'est sûr. De mon côté je préfère personne. Pour les gueulements et la connerie, je les trouve pareils… Elle cogne moins fort, mais plus souvent. Lequel que j'aimerais mieux qu'on tue ? Je crois que c'est encore mon papa.
*
Mon père, en prévision que je serais sans doute voleur, il mugissait comme un trombone.


Dans la vie on prend toujours le mauvais chemin au bon moment. Dany Laferrière.