jeudi 12 juillet 2007

Pédagogie angélique et individuation : Talem eum vidi qualem capere potuit


Résumé très clair et lumineux même, de Corbin, sur les différentes positions, notamment celle d'Abû-l-Barakât en plus de celle d'Ibn Sîna, qui éclaire davantage l'opinion de Sohrawardî, sur l'union ou la relation de l'Âme céleste et son pendant terrestre. C'est que le Sheykh al-Ishraq a un style d'une concision qui frôle l'elliptique, le cher garçon, obligeant à se reporter à ses commentateurs (Ghiyat ad Dîn Shirazî et Mollah Sadra) mais qui eux-mêmes y ajoutent leur grain de sel. En fait on ne comprend bien Sohrawardî que lorsqu'on a saisi Ibn Sîna, c'est-à-dire d'où Sohrawardî reprend la route et d'où il s'éloigne du point de départ.

Sur la question de l'individuation de l'âme et de celle de la dyade Âme céleste/âme humaine, en gros les âmes humaines sont-elles toutes et procèdent-elles toutes de la X° Intelligence en ayant le même type de dyade avec elle ou y a -t-il pour chacune un couple différent ?

"Ici l'individu est un individu parmi d'autres de même espèce ; il est subordonné à l'espèce ; peut-être lui arrivera-t-il d'être l'individu dominant l'espèce, mais comment parviendrait-il à l'état de l'être individuel qui est à lui-même son espèce, qui réalise la plénitude de son propre archétype ? Ce serait là atteindre à la condition angélique, au minimum celle des Animae coelestes. Or, précisément n'est-il pas répété que la condition de l'Anima humana est analogue à la leur, et que sa voie vers la perfection est de se comporter à leur exemple ? Mais comment sera-t-il possible que sa relation avec l'Intelligence agente exemplifie au plan de l'"ange terrestre" le rapport individué de chaque Âme céleste avec l'Ange spirituel ou Chérubin dont elle émane ? Ce dernier rapport est le rapport d'un seul avec un seul, constituant une dyade parfaite. Cette dyade peut être exmplifiée à l'infini, à condition que ce rapport soit maintenu. Mais comment l'analogie de rapport serait-elle sauvegardée, si le terme qui doit correspondre à l'Anima coeslestis vaut non pas pour une Âme unique mais pour une multitude ?"

(...) Cependant, pas plus que la question ne s'origine à des données théoriques, de telles considérations ne suffiraient à rendre compte du fait expérimentalement vécu qui est la vision et la rencontre du seul à seul. Si ce seul à seul relevait de la norme générale de l'individuation pour les individus d'une même espèce, la faveur de cette rencontre appartiendrait de plein droit à quelqu'un. Sinon, l'état d'esseulement où se produit le seul à seul, postule une autre norme d'individuation que celle qui attribue à la Matière l'individuation des formes.

Selon cette norme, lorsqu'un réceptacle corporel y est devenu apte sous l'action des Sphères célestes, l'Ange Dator formarum y infuse une âme pensante qui devient alors numériquement différente des autres. En bref l'âme humaine ne reçoit son individualité que par le fait de son union avec le corps, et cette individuation est le "service" que le corps rend à l'âme."

Ici on est loin de la tragédie d'une chute dans la corporalité vécue par tant de gnostiques et de mystiques pour qui l'individuation est déchéance, expulsion de l'unité. Le corps sert l'âme en lui donnant son individualité, mon "âme est telle que mon corps l'a fait", joli. Mais évidemment les choses n'en restent pas là (ç'eût été trop facile..) :

"Seulement, la perspective avicennienne elle-même conduit à poser la question relative à la sauvegarde de l'individualité de l'âme après la mort. Qu'en raison de son épistémologie elle ménage une réponse favorable, soit ; mais, précisément, il devient alors urgent de ne point laisser peser d'équivoque sur le sens de l'individualité appelée à subsister post mortem. Or, dans la perspective même de l'avicennisme, le sort futur des âmes comme substances séparées dépend du degré d'illumination qu'elles auront atteint sur terre, de la plus ou moins grande aptitude qu'elles auront acquise à se tourner avec plus de spontanéité, de perfection et de constance vers l'Ange Intelligence illuminatrice. Car il y a aussi les âmes des non-gnostiques qui n'ont aucun souci du monde des Intelligences archangéliques, n'en ont qu'une vague connaissance par ouï-dire, et ne se tournent jamais spontanément et toujours avec une extrême difficulté vers l'illumination de l'Intelligence."

Sinon, amusant, l'état mystique c'est comme le démon de Midi, ça survient volontiers à la quarantaine (il y en a de plus précoces) :

"En revanche, chez les gnostiques, c'est principalement à partir de l'âge de quarante ans, l'activité propre du corps commençant alors à diminuer, que peut commencer un état spirituel auquel le changement résultant de la mort ne causera ni privation ni dommage. Progressant dans cette perspective où se précisent les conditions et le sens de la personne individuelle et de la surexistence personnelle, il semble que l'on s'éloigne de plus en plus des conditions qui faisaient que l'âme fût redevable de son individualité à son union avec un corps matériel."

Quant à la question des murshids ou "maîtres, guides", elle semble renfermer autant de cas divers parlant en faveur d'une différenciation des âmes et de leurs espèces : "Aussi bien, certaines âmes n'apprennent-elles rien que de maîtres humains ; d'autres ont eu des guides humains et supra-humains ; d'autres ont tout appris de guides invisibles, connus d'elles-seules" (ce que les chiites appellent les owaysî). On peut aussi imaginer, qu'à l'image du corps réceptable de l'âme qui permet aussi son individuation, l'âme humaine réceptacle de la vision de l'âme céleste individualise et différence cette vision, selon son aspiration intime ? son espèce ? Référence heureuse aux Actes de Pierre, talem eum vidi qualem capere potuit (je l'ai vu tel que j'étais en mesure de le saisir), dans le récit de la Transfiguration quand toute une assemblée voit différemment la même apparition : "L'on demande à chacune ce qu'elle a vu : les unes ont vu un enfant, d'autres ont vu un adolescent, d'autres un vieillard... Chacune peut dire à son tour : Talem eum vidi qualem capere potuit."


Avicenne et le récit visionnaire, édition bilingue, Henry Corbin ; chap. II : Avicennisme et angélologie : Pédagogie angélique et individuation, chap.

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Dans la vie on prend toujours le mauvais chemin au bon moment. Dany Laferrière.