lundi 4 août 2008

Dontsova et Sigbatov



"Sigbatov ! Elle pensait à Sigbatov ! Il y a vraiment des maladies ingrates pour lesquelles on dépense trois fois plus d'ingéniosité qu'à l'ordinaire, et on est, finalement, impuissant à sauver le malade. Lorsqu'on avait amené Sigbatov la première fois sur sa civière, le cliché radiographique avait montré une fracture complète de presque tout le sacrum. Les tâtonnements résidaient en ceci que tous avaient d'abord diagnostiqué un sarcome osseucx, même le professeur appelé en consultation, et qu'ensuite seulement, petit à pett, on avait conclu que c'était une tumeur à cellules géantes, quand dans l'os apparaît du liquide et que tout l'os se transforme en une sorte de gelée. Toutefois, le traitement était le même dans les deux cas.

Un sacrum, ça ne s'enlève pas, cela ne se scie pas : c'est la pierre angulaire sur laquelle tout repose. Il restait les rayons, et tout de suite à forte dose, car les faibles doses étaient impuissantes. Et Sigbatov avait guéri ! Son sacrum s'était raffermi ! Il avait guéri, mais, par suite des doses massives de rayons qu'on lui avait administrées, tous les tissus environnants étaient devenus ultra-sensibles et favorables à la formation de nouvelles tumeurs malignes. Et, lorsqu'il avait reçu ce tonneau sur le dos, un ulcère trophique était apparu. Et maintenant que son sang et ses tissus refusaient les rayons, voilà qu'une nouvelle tumeur ravageait son organisme et il n'y avait aucun moyen de l'enrayer, on ne pouvait que retarder ses effets.

Pour le médecin, c'était l'aveu de son impuissance, de l'imperfection de ses méthodes ; mais, pour le coeur du médecin, c'était la pitié, la pitié la plus banale : voilà un Tatar nommé Sigbatov, si doux, si gentil, si triste, tellement capable de gratitude, et tout ce qu'on pouvait faire pour lui, c'était prolonger ses souffrances...

Ce matin, Nizamoutdine Bakhramovitch avait convoqué le docteur Dontsova à ce propos, justement : il voulait qu'on accélérât la rotation des malades et, pour cela, que, dans tous les cas incertains où une amélioration décisive ne pouvait être garantie, ceux-ci fussent nvités à rentrer chez eux. Le docteur Dontosova était d'accord : leur vestibule, en bas, ne désemplissait pas de malades qui attendaient leur tour, parfois pendant plusieurs jours, et de tous les centres de dépistage du cancer établis dans chaque district leur arrivaient des demandes d'admission de malades. Elle était d'accord sur le principe ; or, nul mieux que Sigbatov ne tombait sous le coup de cette règle ; mais voilà ! lui, elle était incapable de le renvoyer. Trop longue et trop épuisante avait été la lutte pour sauver ce simple sacrum d'homme ; il lui était impossible, maintenant, de céder devant un raisonnement de bon sens, impossible de renoncer, dans cette partie d'échecs, à la simple répétition des coups que l'on tentait, avec l'espoir infime que ce serait en définitive la mort qui se tromperait, et non le médecin. A cause de Sigbatov, le docteur Dontsova avait même modifié l'orientation de ses recherches scientifiques : elle s'était plongée dans la pathologie de l'os, poussée par un seul désir : sauver Sigbatov. Peut-être y avait-il en bas, dans le vestibule, des malades dont la détresse était aussi grande, mais voilà, elle ne pouvait pas laisser partir Sigbatov, et elle emploierait toutes les ruses qu'il faudrait pour tourner la décision du médecin-chef."


Le Pavillon des cancéreux, Soljenitsyne.

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Dans la vie on prend toujours le mauvais chemin au bon moment. Dany Laferrière.