vendredi 29 août 2008

La finalité du récit


Shâhnameh : Le div Akvan jette Rostem dans la mer ; 16°-17°, époque safavide.
Library of Congress, African and Middle Eastern Division, Washington, D.C. 20540

"Le principe régulateur de son herméneutique, Sohrawardî fut en mesure de le mettre en oeuvre non seulement dans la récitation du Qorân, mais aussi dans la lecture du livre qui est, pour la Perse islamique, comme une Bible où se conserve la geste héroïque de l'ancien Iran, à savoir le "Livre des rois", le Shâh-Nâmeh de Ferdawsî (X° siècle). On peut concevoir que Sohrawardî ait lu le Shâh-Nâmeh comme nous-mêmes lisons la Bible ou comme lui-même lisait le Qorân, c'est-à-dire comme s'il n'avait été composé que "pour son propre cas". Son cas, nous venons d'en rappeler la nature ; le Shâh-Nâmeh pouvait donc ainsi devenir l'histoire ou la métahistoire de l'âme, telle qu'elle est présente au coeur du gnostique. Spontanément donc, c'est toute l'histoire de l'âme et du monde de l'âme que Sohrawardî pouvait percevoir jusque dans la trame du Shâh-Nâmeh, en le lisant au niveau duquel il est lisible dès que l'on a présente à la pensée la totalité de l'être et des mondes de l'être, c'est-à-dire à la façon dont l'éminent Proclus savait lire l'histoire de la mystérieuse Atlantide comme histoire vraie et simultanément comme "image d'une certaine réalité existant dans le Tout". Un commentaire du Shâh-Nâmeh développé en ce sens aurait l'intérêt passionnant de nous le montrer interprété d'une manière analogue à celle dont la piété hellénistique interpréta l'Odyssée d'Homère. Malheureusement, en dehors du personnage insigne de Kay Khosraw, le shaykh al-Ishraq ne nous a suggéré que l'herméneutique spirituelle du cas de trois héros du Shâh-Nâmeh : Zâl, Rostam, Esfandyar. Mais la portée en est considérable."

"Ce qu'il avait à dire, c'était non plus seulement la doctrine théosophique en sa cohérence conceptuelle, mais cette même doctrine devenait événement de son âme ; chaque étape de la doctrine devenait une étape, c'est-à-dire un état vécu, réalisé par l'âme accomplissant en acte le pèlerinage que décrit la doctrine. L'exposé didactique devient récit. Le récit n'est donc pas le point de départ de la doctrine ; il ne parle pas d'événements ayant leur lieu en ce monde-ci, le monde phénoménal, monde de l'histoire exotérique. Il est d'ores et déjà l'exhaussement de la doctrine au niveau des événements qui s'accomplissent dans le monde de l'Âme, dans le malakût. C'est pourquoi, si, du point de vue didactique, la doctrine est le sens ésotérique du récit, il reste que, du point de vue de l'accomplissement, c'est le récit qui est l'ésotérique de la doctrine. Chaque fois donc qu'à l'une quelconque des phases de l'événement on met en référence, pour "éclaircissement", tel ou tel point de la cosmologie, de la psychologie ou de l'angélologie, il ne faut pas perdre de vue que la théorie cosmologique, par exemple, n'est nullement comme telle le sens ésotérique du Récit qui la métamorphose en événement. Elle n'en est le sens ésotérique qu'à condition d'être exhaucée au niveau du Récit qui la métamorphose en événement. Alors, oui, elle est le sens du récit, parce que le récit en est lui-même l'événement, l'accomplissement. Ce "circuit herméneutique" ne fait que refléter la doctrine fondamentale de Sohrawardî : une philosophie qui ne s'achève pas en une expérience mystique, une ascension "hiératique", est stérile et privée de sens. Réciproquement une expérience mystique sans formation philosophie préalable, risque fort d'égarer et de s'égarer. Mais l'une et l'autre ensemble se conjoignent à un niveau supérieur à celui de l'une et l'autre prises isolément."

Henry Corbin, En Islam iranien, t. II, Sohrawardî et les Platoniciens de Perse, V, "L'Archange empourpré" et la geste irnaienne, 1, "Finalité du récit".

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Dans la vie on prend toujours le mauvais chemin au bon moment. Dany Laferrière.