mercredi 1 octobre 2008

Dire "Oui"


"Lire ne demande même pas de dons et fait justice de ce recours à un privilège naturel. Auteur, lecteur, personne n'est doué, et celui qui se sent doué, sent surtout qu'il ne l'est pas, se sent infiniment démuni, absent de ce pouvoir qu'on lui attribue, et de même qu'être "artiste", c'est ignorer qu'il y a déjà un art, ignorer qu'il y a déjà un monde, lire, voir et entendre l'oeuvre d'art exige plus d'ignorance que de savoir, exige un savoir qu'investit une immense ignorance et un don qui n'est pas donné à l'avance, qu'il faut chaque fois recevoir, acquérir et perdre, dans l'oubli de soi-même. Chaque tableau, chaque oeuvre musicale nous fait présent de cet organe dont nous avons besoin pour l'accueillir, nous "donne" l'oeil et l'oreil qu'il nous faut pour l'entendre et le voir. Les non-musiciens sont ceux qui, par une décision initiale, refusent cette possibilité d'entendre, s'y dérobent, comme à une menace ou à une gêne à laquelle ils se ferment soupçonneusement. André Breton désavoue la musique, parce qu'il veut préserver, en lui, le droit d'entendre l'essence discordante du langage, sa musique non musicale, et Kafka qui ne cesse de se reconnaître fermé à la musique comme personne d'autre au monde, n'est pas sans découvrir dans ce défaut l'un de ses points forts : "Je suis réellement fort, j'ai une certaine force et, pour la caractériser d'une manière brève et peu claire, c'est mon être non musical."


Engénéral, celui qui n'aime pas la musique ne la supporte pas, de même que l'homme que repousse le tableau de Picasso, l'exclut avec une haine violente, comme s'il se sentait sous une menace directe. Qu'il n'ait même pas regardé le tableau, ne parle pas contre sa bonne foi. Le regarder n'est pas en son pouvoir. Ne pas le regarder ne le met pas dans son tort, c'est une forme de sa sincérité, le pressentiment juste de cette force qui lui ferme les yeux. "Je me refuse à voir ça." "Je ne pourrais pas vivre avec ça sous les yeux." Ces formules dégagent plus fortement la réalité cachée de l'oeuvre d'art, son intolérance absolue, que les complaisances suspectes de l'amateur. Il est bien vrai qu'on ne peut pas vivre avec un tableau sous les yeux."





Pieter Janssens Elinga, huile sur toile, Alte Pinakothek, Munich



"la lecture fait du livre ce que la mer, le vent font de l'ouvrage façonné par les hommes : une pierre plus lisse, le fragment tombé du ciel, sans passé, sans avenir, sur lequel on ne s'interroge pas pendant qu'on le voit. La lecture donne au livre l'existence abrupte que la statue "semble" tenir du ciseau seul : cet isolement qui la dérobent aux regards qui la voient, cet écart hautain, cette sagesse orpheline, qui congédie aussi bien le sculpteur que le regard qui voudrait la sculpter encore. Le livre a en quelque sorte besoin du lecteur pour devenir statue, besoin du lecteur pour s'affirmer chose sans auteur et aussi sans lecteur. Ce n'est pas d'abord une vérité plus humaine que la lecture lui apporte ; mais elle n'en fait pas non plus quelque chose d'inhumain, un "objet", une pure présence compacte, le fruit des profondeurs que notre soleil n'aurait pas mûri. Elle "fait" seulement que le livre, l'oeuvre devienne - devient - oeuvre par-delà l'homme qui l'a produite, l'expérience qui s'y est exprimée et même toutes les ressources artistiques que les traditions ont rendues disponibles. Le propre de la lecture, sa singularité éclaire le sens singulier du verbe "faire" dans l'expression : "Elle fait que l'oeuvre devient oeuvre". Le mot faire n'indique pas ici une activité productrice : la lecture ne fait rien, n'ajoute pas ; elle laisse être ce qui est ; elle est liberté, non pas liberté qui donne l'être ou le saisit, mais liberté qui accueille, consent, dit oui, ne peut que dire oui et, dans l'espace ouvert par ce oui, laisse s'affirmer la décision bouleversante de l'oeuvre, l'affirmation qu'elle est - et rien de plus."
Maurice Blanchot, L'espace littéraire, VI, L'oeuvre et la communication.

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Dans la vie on prend toujours le mauvais chemin au bon moment. Dany Laferrière.