vendredi 21 août 2009

Sur un changement d'époque : l'exigence du retour


– Admettez-vous cette certitude, que nous sommes à un tournant ?
– Si c'est une certitude, ce n'est pas un tournant. Le fait d'appartenir à ce moment où s'accomplit un changement d'époque (s'il y en a), s'empare aussi du savoir certain qui voudrait le déterminer, rendant inapproprié la certitude, comme l'incertitude. Nous ne pouvons jamais moins nous contourner qu'en un tel moment : c'est cela d'abord, la force discrète du tournant.


Et Héraclite a dit avant les autres : " Si toutes choses devenaient fumée, on les discernerait avec les narines." Mais il ne faisait pas du nez un organe théologique. Je n'ai rien, notez-le, contre l'odeur de fin de temps. Il est possible que cette mixture de vague science, de confuse vision, d'incertaine théologie, telle qu'on la trouve chez Teilhard, ait aussi une valeur de symptôme, et même de pronostic : Dans les périodes de transition, on voit se développer ce genre de littérature. Ce qui est pénible, c'est que cet homme sincère et courageux ne se rend pas compte de l'horrible mélange dont il doit se contenter, parlant au nom du savoir, alors qu'il parle en auteur de science-fiction.


Ces vues, réduites à ce qu'elles ont de plus simple, que signifient-elles ? Qu'il y a, caché dans ce qu'on appelle la technique moderne, une puissance qui va dominer et déterminer tous les rapports de l'homme avec ce qui est. Cette puissance, nous en disposons, en même temps quelle dispose, mais nous ignorons quel en est le sens; nous ne le comprenons pas pleinement. Ce trait mystérieux, Jünger le fait briller à l'aide des vieilles images du romantisme magique, Teilhard, avec les façons de dire d'une science qui n'est qu'une prescience. Tous deux, loin de s'effrayer de ce mystère, s'en réjouissent et s'y confient. Tous deux ont foi en l'avenir, ils aiment l'avenir : avenir non seulement d'années, mais d'états supérieurs. Cela est bien.
– Je me demande si tout au contraire vos auteurs n'ont pas pour l'avenir une sorte de répugnance, puisqu'ils refusent d'accueillir l'inachèvement qu'il recèle nécessairement en lui. On dirait qu'ils font tout pour se détourner de la simple vérité de notre mort qui est d'être toujours prématurée et avant terme. De là cette hâte avec laquelle ils affirment : l'époque est achevée, un temps a pris fin.

– Je répondrai seulement : j'aime l'avenir que vous n'aimez pas.
– Je l'aime plus que vous : j'aime l'ignorance de l'avenir."

Maurice Blanchot, L'Entretien infini

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Dans la vie on prend toujours le mauvais chemin au bon moment. Dany Laferrière.